Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 146.djvu/489

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à ces impatiens ; l’administration complaisante a créé pour eux une licence atténuée qui n’arrête presque plus personne. Grâce à des simplifications funestes, les jeunes gens peuvent aborder l’enseignement de l’histoire grecque et romaine sans savoir ni le latin ni le grec et en s’abandonnant à la trahison des traductions. Le mal a commencé par les Facultés des lettres ; il atteint aujourd’hui l’Ecole normale, où l’on travaille à affaiblir de plus en plus cette éducation générale qui en faisait l’éclat et la force : on en verra bientôt les conséquences.

Michelet, lui, n’a pas été si pressé et ne s’en est pas trouvé trop mal. Il ne lui a pas nui, pour bien comprendre l’antiquité, de commencer par enseigner les lettres latines et grecques aux écoliers du collège Charlemagne, et d’expliquer avec eux Tite-Live, Tacite, et, pour parler comme lui, « le divin Virgile ». À l’Ecole normale, il s’est d’abord étendu et assoupli l’esprit en étudiant Aristote, Platon, Condillac, les Écossais, en cherchant dans Vico les lois du développement de l’humanité. Aucun de ces travaux n’a été perdu pour lui. Quand, plus tard, il lui a fallu concentrer ses forces sur l’enseignement de l’histoire, sans s’y être directement et exclusivement préparé, il était prêt, et du premier coup il s’est trouvé un maître.

Les élèves de l’Ecole normale qui, en 1829, assistaient à ses premières leçons sur l’histoire romaine ne s’aperçurent pas qu’ils avaient affaire à un débutant ; il les tint pendant un an sous le charme de sa parole et poussa l’exposition des premiers siècles de Rome jusqu’à l’époque des décemvirs. À ce moment, il s’interrompit et partit pour l’Italie. Il voulait voir les lieux où s’accomplirent les événemens qu’il avait entrepris de raconter et se mettre ainsi plus directement en contact avec les choses et les hommes du passé. Rien ne semble plus naturel aujourd’hui et personne ne songerait à le remarquer ; cependant peu d’historiens jusque-là s’étaient avisés de le faire ; au XVIIe et au XVIIIe siècle, on ne croyait pas que, pour composer une œuvre historique, il fût nécessaire de voyager autre part que dans les bibliothèques. En voici une preuve bien surprenante : en 1739, le président de Brosses s’en alla en Italie pour y consulter les manuscrits de Salluste dont il se proposait de compléter et de refaire la grande histoire que nous avons presque entièrement perdue. Ce voyage lui donna l’occasion d’écrire à ses amis des lettres charmantes, qui nous ont conservé le tableau le plus fidèle et le plus vivant de la