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grandement supérieurs en originalité de pensée et en habileté technique : mais ces saintes gens pouvaient borner leur ambition à continuer ingénument l’œuvre de leurs devanciers, ayant derrière eux tout un courant d’exemples et de traditions, tandis que Steinle et ses compagnons n’avaient derrière eux, autour d’eux, qu’un chaos de formules diverses et contraires. Pour se frayer une voie bien à eux, avec le haut idéal qu’ils avaient au cœur, il leur eût fallu des dons infiniment plus forts que ceux qui suffisaient aux vieux maîtres italiens pour célébrer Dieu en des fresques touchantes. C’est de quoi, au reste, Steinle ne manquait pas de se rendre compte : il déplorait de toute son âme l’état d’anarchie où l’art était tombé depuis la Renaissance, et la difficulté qu’il y avait désormais pour les peintres à faire de bonne peinture vraiment religieuse. Mais il s’obstinait à cette tâche difficile, et son sens naturel d’observation peu à peu faiblissait, faute d’usage, sa main s’alourdissait, ses souvenirs même d’Italie devenaient moins nets, de telle sorte qu’en gardant tout son culte pour les préraphaélites, il en arrivait à imiter gauchement les vulgaires faiseurs de la décadence, les del Vaga et les Carlo Dolce, ainsi que ses contemporains de l’école de Dusseldorff. Sans cesser de s’inspirer à la même source idéale, son art tournait de plus en plus à l’imagerie pieuse. Aujourd’hui, c’est à peine si ses compatriotes se rappellent son nom ; et son probe travail de plus de soixante ans se trouve, en fin de compte, à peu près sans fruit.


Ses lettres n’en restent pas moins un précieux témoignage de la noblesse de ses intentions, et de l’admirable loyauté de sa vie. Elles abondent aussi en détails curieux sur le mouvement catholique allemand de la première moitié de notre siècle : et j’ai dit déjà leur extrême importance pour l’étude des idées et des sentimens de l’école des Nazaréens. Mais les deux gros volumes où elles sont recueillies nous offrent d’autres lettres d’un intérêt bien plus vif encore, de longues et nombreuses lettres adressées à Steinle par les deux amis qui lui étaient le plus chers, les deux seuls qu’il admirait à l’égal des anciens : le poète Clément Brentano et le peintre Overbeck. Les unes et les autres sont assurément parmi les plus belles lettres qui aient été écrites jamais. Deux âmes s’y reflètent qui n’ont entre elles rien de commun, sauf peut-être l’ardeur de leur foi catholique, mais dont l’une paraît infiniment étrange et charmante, et dont l’autre est d’une pureté, d’une douceur, d’une élévation merveilleuses. Heureux Steinle, d’avoir inspiré à de tels hommes une aussi confiante et profonde amitié !