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qui n’est peut-être qu’une compilation, destinée d’ici vingt-cinq ans à se vendre au poids du papier, exige plus d’intelligence qu’il n’en faut pour juger ses semblables ou pour commander les armées ? En vérité, je crains qu’il n’y ait là une superstition, — à Dieu ne plaise que je dise de la chose inutile ! — mais de la chose rare ou singulière. C’est ainsi que nous avons une tendance naturelle, quoique fâcheuse, nous tous qui écrivons ou qui parlons, à nous mettre fort au-dessus de tous ceux que nous voyons embarrassés de parler ou d’écrire. Sottise de notre part ! Non seulement on peut déraisonner avec élégance et facilité, comme on peut envelopper de dangereux sophismes sous des formes exquises ; mais l’érudition, et la science même, peuvent coexister dans les cervelles avec une réelle médiocrité d’« intelligence ». Il y en a des exemples. Et puis, si l’intelligence, qui n’est pas d’ailleurs la seule source de connaissance, — voyez là-dessus, j’aime à le citer, le livre de M. Balfour sur les Fondemens de la croyance ; — si l’intelligence n’est pas sans doute la mesure de l’expérience, ni celle de la fermeté du caractère, ni celle de l’énergie de la volonté, qui sont bien quelque chose aussi, ne conviendra-t-on pas que beaucoup d’intellectuels pourraient être bornés de divers côtés, limités même quelquefois à leur spécialité, diminués encore, et comme rétrécis ou rapetissés par elle ? Je me défie, avec Pascal, de l’homme d’une seule science. En général, on ne sait tout d’une chose qu’à la condition de tout ignorer de beaucoup d’autres choses. Et par hasard, si c’était là ce qu’on appelle être « intellectuel », y aurait-il de quoi tant s’en vanter ?

Les « intellectuels » d’aujourd’hui sont évidemment d’une autre espèce. Dans quelque spécialité qu’ils aient réussi à s’acquérir une réputation et une réelle supériorité, ils se figurent que, je ne sais par quel phénomène d’exosmose, cette supériorité se communique à tout ce qu’ils pensent ; et leur réputation authentique tout ce qu’ils disent. C’est un grand malheur pour eux et c’est un grand danger pour nous ! Car, tandis qu’on les prend pour ce qu’ils se donnent et qu’on est d’abord tenté de les croire, ils ne font que déraisonner avec autorité sur des choses de leur incompétence ; et finalement ils ne réussissent qu’à déconcerter, à dérouter, à troubler profondément l’opinion. Parce qu’ils savent des choses que nous ne savons pas, nous leur faisons crédit de celles qu’ils ignorent. Accoutumés qu’ils sont à s’écouter complaisamment parler, leur assurance nous impose. En les trouvant si