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innocence de ce grand bohème ont suffi à lui faire pardonner les incorrigibles folies de son éternelle jeunesse ; l’opinion publique, parfois étrangement austère, a souri avec indulgence à cette camaraderie assez scabreuse d’un père et d’un fils, courant ensemble les aventures comme deux gamins lâchés dans le monde des plaisirs, se prenant l’un l’autre pour confidens de leurs amours, ayant bourse commune et dépensant au hasard, sans compter. La comédie intitulée Un Père prodigue n’est que le tableau atténué, mais en somme exact, de cette amitié peu vulgaire, où le plus jeune des amis était encore le moins extravagant, et finit par devenir le Mentor de son aîné.

Avant toutefois de se conquérir des titres à une telle fonction, Dumas fils commença par user et abuser largement de l’existence facile et joyeuse qui lui était ouverte. Il ne pratiqua pas, pour sa part, le conseil qu’il a formulé plus tard si nettement dans « l’avis au lecteur », placé en tête de son Théâtre complet : « Garde-toi des femmes jusqu’à vingt ans. » Il s’en garda aussi peu que possible ; « A dix-huit ans, a-t-il écrit, j’étais lancé à fond de train dans ce que j’appellerai le paganisme de la vie moderne… Certes, je ne vécus pas comme un saint, à moins que nous ne prenions comme comparaison la première manière de saint Augustin. » De cette imitation de saint Augustin première manière, il résultait pour lui, au bout de deux ou trois années, de fâcheuses habitudes de paresse et de désordre, et cinquante mille francs de dettes ; il en résultait aussi, heureusement, une masse d’impressions et d’observations accumulées en sa mémoire, prêtes à mûrir et à fructifier en son intelligence : « L’observation et l’expérience sont partout, et peut-être où j’allais plus que dans les gros livres de philosophie. »

Il aurait dû ajouter que la terrible éducation de sa première enfance, du moment où il ne s’y était pas absolument perverti, le prédisposait plus que tout autre à l’analyse réfléchie et sérieuse. Il avait beau « être las de tristesse » et ardent à « se sentir vivre », il avait beau charrier dans ses veines quelques globules du sang exubérant légué par la négresse de Saint-Domingue et le vieux gentilhomme du XVIIIe siècle, l’âme, avec laquelle il se lançait à fond de train dans un milieu nouveau, n’était plus toute neuve ; elle se trouvait armée pour se défendre, plus accoutumée à regarder, à sentir et à vouloir comprendre qu’à se laisser aller au gré des impulsions instinctives. Le jeune homme regarda, comprit