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monstre au sens latin du mot, un être exceptionnel et hors nature digne d’être montré : ce fils du marquis et de la négresse naquit le 25 mars 1762.

Il y a vraisemblablement un choix à faire dans le nombre des récits quasiment fabuleux qui nous ont été laissés sur le compte de celui qui fut le général Alexandre Dumas. Il brisait, dit-on, un casque avec ses dents ; au manège, en passant, sous une poutre il s’y accrochait des deux bras, et soulevait son cheval entre ses jambes ; il introduisait quatre doigts dans quatre canons de fusil, et les redressait au bout de sa main aussi aisément qu’il l’eût fait pour des fétus de paille ; il descellait, par quelques secousses du poignet, de lourdes barrières de bois encastrées dans un mur ; et peut-être ne sont-ce pas là encore ses plus étonnans exploits. Comme soldat et comme officier, pendant les guerres de la République et de l’Empire, ce colosse accumula naturellement les prouesses légendaires ; en vingt mois, de simple dragon il devenait général en chef de l’armée des Pyrénées-Occidentales ; puis faisait campagne sur les Alpes et en Italie ; puis suivait Bonaparte en Égypte, semant partout des hécatombes de chevaux tués sous lui, ramassant de sa main, dans la pierre d’escarmouches où il excellait, les prisonniers à la douzaine, et défendant une fois un pont dans le Tyrol, seul contre toute une avant-garde d’Autrichiens. Il multiplia en un mot à travers le monde les coups de force, d’audace, et de bravoure épiques, dont l’imagination de son fils et biographe habituel nous a longtemps rendue la véracité suspecte, mais dont l’exagération nous paraît pourtant moins outrecuidante, maintenant que la récente publication d’une foule de mémoires historiques nous a plus complètement appris ce que furent certains hommes de cette prodigieuse période. Et puis, il importe de ne pas perdre de vue que nous sommes ici en présence d’un organisme à part, conçu et enfanté dans des conditions presque anormales. Le général Dumas peut être considéré comme le résumé de toutes les réserves d’énergies latentes chez les races sauvages, brusquement épanouies en sa personne par la fécondation d’une autre race infiniment civilisée et mûre. Il eut la fortune d’arriver à une époque et dans un milieu où lui étaient offertes des occasions suffisantes d’employer largement sa surabondance de vie individuelle ; né vingt-cinq ans plus tôt ou vingt-cinq ans plus tard, on ne voit pas trop vers quoi il eût dérivé cette intarissable source d’activité qui bouillonnait en lui ;