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poussé jusqu’à ses conséquences extrêmes, a enfin produit non plus seulement des tendances, mais des résultats. C’est l’impressionnisme encore, mais l’impressionnisme mûri, étudié, durant les longues veillées d’hiver de quinze années de solitude, loin des coteries, loin des cénacles, loin des salons, à l’abri des théories qui dispersent l’attention, paralysent l’effort, loin de tout, mais près de la nature, dans un air plus pur, plus vibrant, où les malades de toutes les parties du monde viennent chercher la respiration et la vie. Ses œuvres tiennent moins de place dans le monde artistique et s’élèvent moins haut sur l’horizon des gazetiers que celles des adroits virtuoses du modernisme, mais elles ont des racines beaucoup plus profondes. Il y a entre elles et les leurs la différence qu’il y a entre les spécimens de la même plante, selon qu’elle croît dans nos plaines de France ou bien sur les Alpes, la scabieuse, par exemple, qui, en plaine, monte rapidement vers le ciel, avec de nombreuses tiges et plusieurs capitules, mais sans s’être solidement établie en pleine terre et, au contraire, dans les Alpes, n’a qu’un capitule, mais s’enracine très profondément. Les fleurs d’impressionnisme obtenues à cette altitude sont d’une couleur plus vigoureuse, comme la bruyère des Alpes est plus colorée que celle de Fontainebleau, et les renoncules, et les campanules, et les lotus de la montagne, plus vivement éclaboussés des teintes célestes que leurs congénères des pays plats. Il semble qu’un phénomène du même ordre se soit accompli dans l’impressionnisme appliqué à cette nature et cultivé par Segantini.

Ensuite, — et c’est là le point qui nettement le caractérise, — il n’a pas sacrifié le culte de la ligne à cette conquête nouvelle de la vibration des lumières et des couleurs. « Les systèmes, a-t-on dit avec raison, sont généralement vrais en ce qu’ils affirment, et faux en ce qu’ils nient. » L’impressionnisme avait raison d’affirmer la nécessité de la couleur claire, des teintes reflétées et de la dispersion de la lumière. Il avait tort de nier la nécessité de la ligne. Segantini n’a rien nié. Il n’a pas fui les horizons majestueux et rythmiques : il les a recherchés, puisqu’il est allé en Suisse, et l’application de la facture moderniste à la charpente classique des paysages suisses est la vraie découverte et le vrai trait d’audace de cet Italien.

La Suisse était depuis si longtemps le refuge des pasticheurs, des confiseurs et des porcelainiers, des misses munies d’albums, des gouacheurs en moite-colours, qu’on pouvait la croire à ja-