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croisent deux cortèges noirs. Les parens qui s’en vont, les oiseaux de proie qui viennent. Au delà des vallons de neige, le mur éternel des glaciers. Ici, une croix noire sort de la neige en étendant ses bras et en son milieu est peint le voile de Véronique et la face du Christ qui saigne. Alors on lève les yeux vers le second étage du tableau et l’on voit deux anges battant l’air de leurs ailes immenses qui font souvenir des vers de Dante :

Trattando l’aer con l’eterne penne
Che non si mutan come mortal pelo,

et tenant du bout des doigts un petit corps d’enfant. Les jambes pendent dans le vide, encore attirées par cette loi de la gravitation dont la mort pourtant a dû les délivrer. Et il s’en va, dans l’air glacé, plus haut que le Lagrev, plus haut que le Roseg, dans cette ascension hasardeuse que les peintres religieux font faire à leurs figures préférées. Pourtant, les deux êtres demeurés sur la terre sanglotent, se demandant peut-être pourquoi l’hiver qui a tout glacé autour d’eux n’a pas glacé en eux, arrêté et rendu insensible à jamais ce qui fait souffrir…

Mais voici le tableau de l’Amore alla fonte della vita. Les neiges sont fondues. C’est l’été. On ne voit plus çà et là sur les roches grises que des plaques lumineuses comme les traces que les pieds blancs des anges ont laissées en remontant pas à pas vers les cieux. Les fontaines se sont remises à couler, — les fontaines de la vie. Elles ruissellent, multicolores, et s’étalent dans l’herbe drue qui croit boire du soleil. La colline est tapissée de rhododendrons en fleurs. Ah ! tant mieux, si la neige n’a pas pour toujours glacé ce qui fait souffrir, car elle aurait aussi glacé ce qui fait aimer ! Auprès de la source, assis, les ailes recourbées autour de lui comme des boucliers, un ange de sir Edward Burne-Jones regarde couler une fontaine lumineuse de M. Besnard. Voici que du bout de l’horizon accourent deux êtres enlacés, leurs figures tout près l’une de l’autre. Ils sont jeunes comme ces fleurs de rhododendrons, et légers comme ces plumes d’ange. Leurs robes flottent et frissonnent en mille plis, au vent de l’Engadine. Depuis leurs têtes extasiées d’amoureux jusqu’à leurs pieds dansans dans le sentier sans épines, dans leur allégresse de trouver l’Amore alla fonte della vita, on croirait voir de petites danseuses tanagréennes, descendant d’une excursion au glacier de la Bernina…