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ques de fer-blanc garnies de charbons. Sa main droite, dégantée, courra sur la toile : les couleurs gèleront à peine posées et le pinceau fera ainsi de longues traînées rugueuses. Mais le peintre espère que le soleil viendra ensuite qui fondra ces couleurs et les harmonisera selon sa secrète vertu. C’est un espoir peut-être téméraire, mais qu’importe à qui espère ! Le froid n’est rien : la seule véritable ennemie, c’est la brume, la brume qui monte du val Bregaglia et qui lui cache son tableau. L’artiste doit céder à cette ennemie. Ce que le froid ne pourrait faire, l’ombre le fait. Il faut fuir. Il faut retourner à la Maloja. Il referme les volets de son triptyque, cherche à tâtons sa serrure, puis, à travers le brouillard, guidé par le son des clochettes des troupeaux, se dirige vers son chalet, en songeant peut-être à ces autres cloches sonnant près de Sainte-Marie-des-Fleurs, dans cette tour bâtie par cet autre berger fameux, que Cimabuë alla chercher au milieu de son troupeau…

II

L’œuvre ressemble à la vie. Pour peindre ces sommets, il faut les avoir habités, et pour peindre ces hommes, avoir souffert. Des milliers de touristes ont passé par l’Engadine sans voir ni dans les paysages, ni dans les paysans ce qu’a vu Segantini, comme assurément beaucoup de Parisiens ont traversé Barbizon sans observer un seul des horizons ni une seule des figures qu’y a observés Millet. Et lorsqu’ils redescendent vers l’Italie, croyant avoir vécu quelques jours en plein opéra-comique, dans un pays arrangé pour le plaisir des yeux et au milieu de chanteurs disposés pour celui des oreilles, et qu’ils trouvent, dans quelque toile du peintre, à Venise et à Milan, la grandiose et sauvage évocation de cette humanité misérable et de ces sommets glacés, — ils ne reconnaissent plus l’Engadine et ont un mouvement d’horreur. Ce n’est plus là une vue de Suisse tentatrice et banale, affichée dans les gares de chemins de fer ou sous les péristyles d’auberges : les chalets de bois ajourés, les pics en biscuit de Sèvres, les troupeaux en joujoux de Nuremberg, les lacs en angélique, ni le coup de kodak donné de la terrasse d’Ober-Alpina ou de la fenêtre de quelque hôtel, par un amateur élégant et circonspect. Ce n’est plus là le travail d’un topographe en mission ou le délassement d’un bureaucrate en vacances. Ce n’est plus du Robinet, du Baud-Bovy, ni du Töpffer. Il faut effacer de sa mémoire, pour s’en faire