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sœurs et les colchiques d’automne, disséminés comme des étoiles, et, cloîtrés dans les recoins de rochers, ces rosaires de capuchons violets, les monkshoods, aux tiges droites et bleues, toutes fleurs douces et compatissantes qui diraient volontiers comme celles de Heine à l’âme blessée par l’amour : « Pardonne ce mal que t’a fait notre sœur… »

Le peintre est là, esquissant sa Tristezza : à gauche, un pacage enclos d’une barrière massive aux pieux espacés, à droite, une pauvre maison, au fond, les montagnes entassées, au premier plan, deux femmes qui pleurent. De la maison un cercueil sort, porté par des hommes. Il y aura de la neige sur toute la terre, et, dans le ciel, un embrasement de soleil matinal. Mais, pour peindre cet effet, il faut attendre l’hiver. Il n’y a aujourd’hui ni neige, ni soleil. À peine le peintre peut-il établir les premiers linéamens de son œuvre. À l’est, il fait clair, mais l’occident est chargé de brumes étranges qui descendent du Lagrev ou montent de la Bregaglia et qui se referment comme un rideau sur l’admirable scène entrevue. Des jets de lumière tombent dans l’entonnoir orageux de la Bregaglia, comme des flèches. Une foule de vapeurs en remontent, comme des clameurs. En haut, des nuées vides, lasses, incertaines s’arrêtent…


Panduntur inanes
Suspensæ ad ventos


D’en bas, d’autres nuées montent, traversent la route qui va de la Maloja à Casaccia, puis se dirigent vers Silvaplana et Saint-Moritz, rasant le lac et accrochant et déchirant aux bouts des alpenrosen leurs traînes blanchâtres. De temps en temps, le voile mouvant s’arrête, comme si une nuée timide hésitait à suivre celle qui la précède et alors, par la fente, filtre un sommet rouge, un lac vert, un manteau de ces forêts « qui couvrent les montagnes comme l’ombre de Dieu », puis la trame se resserre et se meut, de nouveau, vers l’est, impalpable et sombre, et inévitable comme les heures…

Tristezza… Ne voyant plus son tableau, dans ces nuées qui passent, le peintre revoit les fantômes de sa vie passée : son frère mort brûlé, sa mère morte, le laissant à cinq ans orphelin, son père qui l’a abandonné. Il revoit son enfance, triste comme celle de David Copperfield, prédestinée comme celle de Giotto. Il revoit Arco où il est né, et les figures des humbles montagnards qui se penchèrent sur son berceau, et les voisins, les arbres, le canal