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manie. De sa chambre, le solitaire voit des rochers et des bruyères où traînent des nuées grises et une espèce de château crénelé qui rappelle le pays brumeux d’où lui sont venus son symbolisme et son préraphaélisme intermittens. De son salon, au contraire, il voit s’étendre le lac de Sils, sombre dans le bleu du soir, et, derrière les montagnes, il devine la figure de sa patrie, de la race chantante et passionnée d’où il est sorti. Mais est-ce ici la maison d’un peintre ? Dans un coin, est bien le buste du maître par le prince Troubetzkoï, mais pas un tableau, pas un chevalet, pas un cadre. On croit que le guide s’est trompé et l’on doute si l’on est bien chez celui qu’on a demandé de voir, chez Segantini…

Le guide ne s’est pas trompé, mais le maître n’introduit presque jamais un tableau sous son toit, et en ce moment il est au travail, c’est-à-dire dans la montagne, loin de tout œil humain. Il a cinq ou six tableaux commencés, épars, dressés en plein pâturage à diverses altitudes et il va travailler à l’une ou à l’autre de ces toiles, selon que le ciel lui donne l’effet qui lui convient et la terre les fleurs qu’il convoite. Aujourd’hui il est auprès de celui qu’il a déjà intitulé dans son cœur : Tristezza. Pour y aller, la route est longue et mauvaise, ou plutôt il n’est pas de route. On s’avance à travers des pâturages marécageux. Le maître est loin ; il apparaît comme un point noir là-bas, là-bas… Pour le rejoindre, il faut avoir un vif amour de l’esthétique, et des bottes imperméables. Le pied glisse sur la pente boueuse et s’embarrasse dans les bruyères. Là, flânent des vaches toujours sonnant, à chaque mouvement qu’elles font pour paître, le carillon de la vie. Là, errent de gros chiens du Saint-Bernard, seuls témoins du peintre. Dans l’Alpe se dresse la cassa ou grande boite en bois et en fer, plantée sur chevalet et fermée comme un triptyque d’autel, qui contient la toile commencée. Devant ce triptyque en plein vent se tient l’artiste, la palette en main, juché sur des mottes de terre.

Quel spectacle ! En face de lui le Forno, avec ses sommets sévères ; derrière lui, le pic Lagrev, qui, lorsque les collines, au soir, perdent les couleurs du soleil, les conserve, lui, longtemps encore, comme un grand cœur fidèle. Tout autour, des gentianes d’un violet clair, d’un bleu clair, des bruyères roses aux infinitésimales fleurs, des pins-cimbres groupés par petits bouquets, des rosiers des Alpes couvrant la terre ; puis, au bord des ruisseaux et sur les prairies, des campanules, groupées comme des