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montrer que l’entreprise de Giovanni Segantini n’est pas si extravagante, et que plus d’un, sans y réussir aussi bien, l’a tentée.

Il est, au haut des pâturages de l’Europe appelés Alpes, une vallée où la Beauté ingénieusement proscrite du reste de la Suisse semble s’être réfugiée. Nulle locomotive n’y siffle. Aucune annonce de journal n’y retentit. Les routes sont sans chemins de fer, les lacs sans bateaux à vapeur. Les prairies ne sentent point passer sur elles l’ombre des fumées d’usine, mais seulement des nuages. Les villages ignorent les villes, les forêts ignorent les jardins. Le seul lien qui rattache ces populations aux nôtres est le fil télégraphique. Il communique la pensée, non la laideur. Elles ne voient venir l’étranger qu’en poste l’été, ou en traîneau l’hiver, et au tintement des sonnettes et des grelots. C’est l’Engadine. Là, finit la Suisse allemande et commence la montagne italienne. À chaque pas que l’on fait de Thusis à Pontresina, on voit s’italianiser les mots, les maisons et les costumes. Là, deux mondes qui diffèrent par leurs plaines se réunissent par leurs sommets. Là, l’Allemagne et l’Italie confondent leurs langues, leurs eaux et leurs ciels. Là, des rouets tournent encore sur les seuils, des ouvriers du fer forgent encore d’admirables grilles ouvragées pour emprisonner, dans les fenêtres profondes creusées en meurtrières, les figures et les fleurs. Les chalets couverts d’inscriptions pieuses parlent comme des livres ; les faneuses vêtues de rouge et de bleu se drapent comme des statues ; les troupeaux épars, avec leurs clochettes, sonnent comme des carillons. On voit, aux balustrades des églises, pendre des raisins de fer peints en bleu et s’étendre, sous les plafonds de bois des chalets, des plantes prenantes comme des mains. Sur les routes, les bonnets rouges des chanteurs de Funiculi venus de Naples se croisent avec les chapeaux verts des joueurs de zither ou des schuhplattltänzernen venus du Tyrol. Les longues et lourdes voitures de poste, jaunes et rouges, passent au trot joyeux de leurs cinq chevaux. Les fouets claquent aux mains d’hommes en veste bleue et qui parlent le romanche, ce sabir des glaciers. Au penchant des montagnes, des pâtres cheminent, pliés dans leurs longs manteaux, et regardent passer, sous leurs pieds, sur le filet serpentin qui est la route, les gens de Paris ou de Londres ou de Munich, environnés de grelots, les enviant peut-être et trouvant en eux ce qu’eux-mêmes viennent chercher ici, — quelque poésie. Au fond de la vallée dorment les lacs sans vagues et sans voiles, immobiles comme des émeraudes, qui font penser