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et durant l’hiver deux troupes permanentes, l’une d’opéra, l’autre de drame et de comédie, s’y font entendre. Des troupes russes de passage viennent aussi de temps à autre faire des tournées en Sibérie ; sur l’Iénisséi, j’en ai croisé une dont faisaient partie deux artistes très connus de Moscou, et par qui j’ai vu jouer, à Krasnoïarsk, la Mégère apprivoisée. L’avant-veille, on avait donné Madame Sans-Gêne, en traduction naturellement. A la représentation où j’assistai, la salle était bien garnie, et paraissait vivement apprécier ce spectacle, rare dans une ville relativement secondaire. A Irkoutsk, j’ai vu achever la construction d’un vraiment magnifique théâtre à mille places qui ferait bonne figure dans une grande ville d’Europe et avait coûté 8 00000 francs, couverts par une souscription publique, à la tête de laquelle s’était mis le gouverneur[1]. Deux troupes devaient y jouer du début de septembre au carnaval, et 192 000 francs étaient prévus pour la rémunération annuelle des artistes.

Une ville qui s’offre de pareils lieux de distraction et qui réunit en deux ans 800 000 francs pour un théâtre doit assurément contenir des fortunes importantes, et les quatre ou cinq principales maisons dont on retrouve partout les noms dans chacune des trois grandes divisions de la Sibérie, occidentale, centrale et orientale, réalisent en effet des bénéfices annuels très considérables. Les mines d’or, le commerce du thé dans une bien moindre mesure, celui des fourrures sont aussi la source d’importans revenus. On se plaint, toutefois, aujourd’hui que cette richesse diminue ; le mouvement des affaires et la population s’accroissent cependant, les terrains, les logemens augmentent de valeur : tel appartement de cinq pièces, loué à Tomsk, il y a vingt ans, 240 roubles ou 640 francs par an, se paye aujourd’hui, me disait le locataire, qui vit depuis trente ans en Sibérie, 720 roubles, soit 1 920 francs. Mais, avec l’accroissement de la facilité des transports qui a déjà commencé avant la construction du chemin de fer par l’amélioration du service de la poste et des bateaux à vapeur sur les rivières, les plus riches négocians vont s’installer en Russie, où ils ont plus de plaisirs, où ils n’en sont plus réduits, en fait de distractions, comme on en prête le caprice à l’un d’eux, à faire laver leur chambre

  1. A titre de curiosité, voici le prix de quelques places dans ce théâtre d’Irkoutsk : 8 francs au premier rang des fauteuils d’orchestre ; 2 fr. 67 au dernier ; 1 fr. 33 au premier rang des deuxièmes galeries, et 0 fr. 67 au plus éloigné ; ces dernières places étaient au meilleur marché.