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soyez parvenu à un résultat que beaucoup de monde croyait impossible. Après l’échec du 18 juin, je vous l’avoue, j’avais été très irrité contre vous, non à cause de l’échec en lui-même, mais parce que je croyais que les précautions exigées en pareil cas et les principes invariables de la guerre avaient été négligés. Vous avez noblement racheté cette faute, et je reconnais ce qu’il vous a fallu déployer de force de caractère pour résister à tous ceux qui commençaient à désespérer. »

Après le succès, la volonté de fer de l’impitoyable général en chef se détendit, et il laissa échapper une explosion de sensibilité. Au convoi d’un des officiers de son état-major, il s’avança et dit : « Pleurons… Séparons-nous, » et il s’arrêta en sanglotant.

Pendant les armistices consacrés aux devoirs funèbres, le plus souvent les Russes arrivaient à se disputer avec les Anglais et même à boxer. Entre eux et nos soldats s’établissait au contraire une cordiale camaraderie. « Les Français, a dit un soldat russe, étaient honnêtes et généreux. — Nous les respections, a dit une brave servante des ambulances, à cause de leur vaillance, nous les aimions pour leur douceur. » Au lendemain même de la paix, la plus franche amitié rapprocha les camps la veille si intrépidement aux prises. Depuis, Français et Russes se sont rappelé sans amertume, et avec une admiration réciproque, les épisodes pathétiques de ce siège épique, car le vaincu y a égalé le vainqueur, et les deux hommes qui ont surgi au-dessus de tant de héros dans une apothéose immortelle de gloire, Totleben et Pélissier, avec des dons différens, se sont montrés supérieurs de même, non par la bravoure, ils ont eu des émules, ni par l’intelligence, d’autres les ont égalés : ils l’ont emporté par la vertu qui, tout bien considéré, est la première des qualités humaines, le fond même du génie : la puissance de la volonté au service d’un devoir.


EMILE OLLIVIER.