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mettre le feu aux fascines, et cinq cents Arabes sont enfumés. « Ce sont là des opérations que l’on entreprend, dit-il, quand l’on y est forcé, mais que l’on prie Dieu de n’avoir jamais à recommencer. » Le maréchal Soult ayant blâmé le colonel, Bugeaud le couvrit : « S’il y a justice à faire, c’est sur moi qu’elle doit être faite. J’avais ordonné à Pélissier d’employer ce moyen à la dernière extrémité ; il ne s’en est servi qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. Une rigoureuse philanthropie éterniserait la guerre d’Afrique, ou tout au moins l’esprit de révolte, et alors on n’atteindrait pas même le but philanthropique. » Replet, vigoureux, bourru d’aspect et de propos, d’un esprit lin, avisé, mais tout en pointes perçantes, caustique, épineux, parfois cruel, quoique fatigué déjà au point de ne pouvoir supporter longtemps l’allure du trot, il possédait abondamment toutes les qualités dont Canrobert était dépourvu : le coup d’œil sûr, la décision prompte et tenace, la volonté indomptable. Il inspirait à ses soldats de la crainte, du respect, et surtout de la confiance. Ils ne le voyaient pas fréquemment, comme Canrobert, dans les tranchées et dans les ambulances, mais il leur donnait la sécurité de se sentir tenus vigoureusement en main. Il ne trompa pas l’attente de l’armée, il ne faiblit pas un instant, et se montra, jusqu’au succès, résolu et patient ; il marcha sans précipitation et sans défaillance vers un but bien défini.

Pélissier prenait possession de son commandement avec des idées diamétralement opposées à celles que l’Empereur avait tenté d’imposer à Canrobert. L’Empereur eût voulu qu’une portion de l’armée détachée de la place marchât sur l’ennemi, livrât bataille, et ne revînt au siège qu’après avoir opéré l’investissement dans un large rayon. Pélissier était décidé à ne déplacer aucune fraction de son armée, à pousser devant soi, à poursuivre le siège à fond et à ne livrer bataille qu’après avoir détruit la partie sud de Sébastopol et livré l’assaut. « Une grande bataille extérieure perdue, disait-il, une lutte comme celle d’Eylau, même décorée du nom de victoire, serait tout au moins l’impuissance, peut-être le désastre, et elle coûterait aussi cher qu’un assaut. L’insuccès d’un assaut ne serait qu’un temps d’arrêt, un mécompte toujours réparable. Le plan de l’Empereur eût été rationnel au début des opérations ; il avait cessé de l’être. Niel rappelait-il comme une des règles les plus incontestables de l’art de la guerre que l’investissement doit précéder le siège, il ripostait qu’en