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ennemis dangereux, qu’il faut se défier de leur courage emporté, de leurs fougues, de leurs mouvemens tournans, et du mépris qu’ils ont pour la mort. Si on avait voulu s’en tenir à une politique modeste, défensive et pacifique, seule conciliable avec l’esprit d’économie, peut-être eût-on prévenu le conflit, et la tempête, qui couvait, n’eût-elle pas éclaté. Ménélik est un esprit mesuré et calculateur. Toujours maître de lui, de ses sentimens, de ses nerfs, il a peu de goût pour les aventures, pour les hasards. Il s’était montré intraitable sur certains points, sur tout ce qui concernait son impériale dignité ; mais pourvu que l’honneur fût sauf, on l’eût amené sans doute à composition. Le 25 octobre 1895, Makonnen écrivait au nom de son suzerain : « Sa Majesté m’a donné l’ordre que voici : « S’ils sont sincères, tu t’en iras dans le Tigré, tu te rencontreras avec le général Baratieri, et vos paroles finiront tout. Si nous pouvons obtenir ce qui nous convient, nous aurons la paix et la tranquillité. » Il avait ajouté : « Je ne cherche pas de querelles : io non cerco questioni. » Le général estimait qu’à ce moment, au prix de quelques concessions, la colonie aurait pu conserver une partie de ses conquêtes, Adigrat et Adoua. Il y eut tant de décousu dans la négociation que Ménélik se persuada qu’on voulait l’attaquer, et il prit les devans. Le 7 décembre, après une héroïque résistance, les Italiens éprouvaient à Amba-Alaghi un sanglant échec, qui devait être bientôt suivi de la reddition de Makallé. Dès ce moment on ne pouvait plus négocier ni se flatter d’avoir un seul allié, tant le coup frappé avait retenti au loin. Il ne fallait plus compter que sur soi pour se tirer d’une situation difficile et périlleuse, et on avait perdu de longs mois : organisation des troupes d’opération, cadres, personnel, service médical, service de l’intendance, bagages, effets d’équipement, rien n’était prêt.

Cette fois, le ministère se réveilla de son assoupissement, il consentait à s’inquiéter ; mais il n’eut plus qu’une idée : il s’appliqua à décliner la responsabilité du désastre qui pouvait survenir, et à la rejeter tout entière sur le général dont les avis n’avaient pas été écoutés. On lui avait refusé ce qu’il demandait, et maintenant on lui offrait tout, lorsqu’il n’était plus temps. Quel parti pouvait-il tirer de renforts trop tardifs ? Le 17 décembre il recevait de M. Crispi une dépêche conçue en ces termes : « Le moment est critique pour toi et pour nous. Nous t’avons envoyé et nous t’envoyons plus que tu n’as demandé. S’il arrive des malheurs par insuffisance de moyens ou par imprévoyance, la faute n’en sera pas à nous. » C’était vraiment payer d’audace. « Un gouvernement, remarque le général, qui n’avait rien voulu prévoir ni préparer cherchait à mettre son honneur à couvert en m’offrant