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est bonne au début d’une action, mais que seule la persévérance va jusqu’au terme ; que perdre du temps, c’est quelquefois perdre la partie. On peut à la vérité conduire Jeanne par la rive gauche quand elle veut aller par la rive droite ; on peut la tromper sur cet article ; mais on ne la trompe pas sur ce qui se passe au sein de la masse humaine et dans le cœur d’un homme de la foule. La marche sur Reims, téméraire aux yeux de la gent livresque et diplomatique, était en fait la moins risquée du monde. En temps de guerre civile, les deux partis ont des représentais en toute région ; l’affaire est de porter secours au parti dont on est. On avait ici à traverser non des provinces étrangères, mais des provinces françaises : c’est ce que Jeanne comprenait et ce que les diplomates ne comprenaient pas.

Quant aux Anglais, ils avaient éprouvé par eux-mêmes son incomparable don de s’imposer aux cœurs. La panique fit chez eux de tels ravages qu’aussitôt après la délivrance d’Orléans, Bedford dut rendre des décrets particuliers pour faire arrêter dans tous les ports de la Manche les déserteurs qui demandaient à se rembarquer pour l’Angleterre. En Angleterre même, les soldats désignés pour venir renforcer les troupes qui servaient en France traînaient en longueur, retardaient de toutes manières un départ qui les exposait à se rencontrer avec Jeanne. Même lorsqu’ils la tenaient prisonnière, ils différaient encore plusieurs attaques projetées jusqu’au jour où ils l’auraient brûlée ; murée dans un cachot et chargée de fers, elle était encore terrible à leurs yeux. Si terrible, que, sa virginité paraissant la cause de sa force, on décida de l’en priver. Il se trouva un noble lord pour se charger, quoique sans succès, de cette honorable mission.

Si je me suis arrêté avec quelque détail sur les opérations autour d’Orléans, c’est aussi qu’elles ont l’avantage de faire voir l’ordre d’idées et les pratiques militaires admis par les Français d’alors. On attaquait avec entrain, mais, après un premier revers, la tendance était de lâcher pied : ainsi arriva-t-il pour chacune des trois journées. Le 4, les soldats battaient déjà en retraite, lorsque Jeanne les rejoignit ; le 6, ils se laissèrent, reprendre par la panique ; le 7, ils allaient encore abandonner la partie. Sans la présence de Jeanne, ces trois journées se seraient terminées par des insuccès et elles auraient illustré de faits nouveaux la réputation de ces Anglais soi-disant invincibles. Jeanne fit voir en ces trois occasions que seul celui qui souffre jusqu’à la