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à cheval, faire la guerre ? — Et ses esprits de lui redire : « Va en France ! Va en France ! »

Alors commence pour Jeanne cette lutte douloureuse qui ne s’interrompra plus qu’aux rares instans où elle se sentira maîtresse d’accomplir sa mission. Elle n’avait révélé à personne le fait des apparitions, mais son père avait rêvé une fois qu’elle fuyait avec des soldats ; et, comprenant cela, naturellement, selon les mœurs du temps, il se déclarait prêt à noyer sa fille de ses propres mains, plutôt que de la laisser partir en telle compagnie.

Cependant ses visions répétées, ses voix entendues jusqu’à trois fois dans une seule semaine ne lui laissaient plus de repos. Une calamité publique s’ajouta à leurs avertissemens : en 1428, les Bourguignons, alliés des Anglais, envahirent Domrémy. Les habitans s’étaient mis à l’abri avec leurs troupeaux ; ils trouvèrent au retour le village pillé, l’église brûlée.

C’était aux yeux de Jeanne une punition pour sa trop longue attente ; différer davantage lui devenait impossible.

Longtemps avant que la nouvelle du siège d’Orléans parvînt en Lorraine, elle résolut d’obéir aux voix qui la harcelaient sans relâche : « Hâte-toi, hâte-toi ! Va à Vaucouleurs ! Va trouver Robert de Baudricourt ! Deux fois, il t’éconduira, mais, la troisième, il t’enverra sous escorte au Dauphin. »

Elle se rendit donc à Vaucouleurs, accompagnée de son oncle, auquel elle s’était confiée, et qui croyait en elle ; le bonhomme, introduit auprès de Baudricourt, raconta de quelle mission Jeanne se disait chargée. Comme on pouvait s’y attendre, Baudricourt l’engagea à régaler l’innocente de quelques soufflets et à la reconduire chez ses parens. N’oublions pas que c’était le temps des voyantes, des prophétesses ou des pseudo-prophétesses, et nous trouverons pleine de sens l’attitude de Baudricourt.

Alors, Jeanne s’adressa elle-même à l’officier « qu’elle reconnut tout de suite, bien qu’elle ne l’eût jamais vu ». « Capitaine, lui dit-elle, sachez que Messire auquel appartient la France et qui veut la donner en héritage au Dauphin m’a commandé d’aller vers le Dauphin pour le faire couronner et proclamer roi à la face de ses ennemis. — Et qui est ton maître ? — Le roi du ciel. » Baudricourt, ni plus religieux, ni plus délicat que les autres militaires d’alors, se moqua d’elle, et, comme elle insistait, la déclara folle, tout juste bonne à donner aux soldats pour se divertir et ébattre en péché charnel. Quelques-uns montraient