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En quelle manière, sans attenter à la vérité, peut-on par le bon sens expliquer des faits tels que ceux-ci : l’affirmation, Jeanne étant encore à Vaucouleurs, qu’elle fera lever le siège d’Orléans et qu’elle mènera le dauphin à Reims pour y être couronné ? L’intuition grâce à laquelle elle devine le prince dans la foule des courtisans, sans prendre garde au roi supposé qu’on a fait asseoir sur le trône ? L’indication qu’elle donne sur une épée enterrée dans l’église de Fierbois ? La prédiction sur sa blessure, survenue deux semaines après ? La prédiction sur la mort de ce soldat qui l’a trouvée belle et qui exprime son désir en blasphémant ? Quelle part le bon sens a-t-il dans tout cela ? Et n’est-ce pas enfin le miracle des miracles qu’une simple paysanne, à peine sortie de l’adolescence, vienne se mettre à la tête des soldats d’alors, mieux encore, des capitaines, tout pleins de leur orgueil nobiliaire et riches de leur expérience militaire, qu’elle soit leur chef, — et quel chef !

« En toutes choses hors du fait de guerre, elle était simple et comme une jeune fille ; mais au fait de la guerre elle était fort habile, soit à porter la lance, soit à rassembler une armée, à ordonner les batailles ou à disposer l’artillerie. Et tous s’étonnaient de lui voir déployer dans la guerre l’habileté et la prévoyance d’un capitaine exercé par une pratique de vingt ou trente ans. On l’admirait surtout dans l’emploi de l’artillerie où elle avait une habileté consommée[1]… »

Il se cache au fond de l’homme une infinie provision de forces ignorées de lui-même. L’hypnotisme, la suggestion, l’auto-suggestion, ce dédoublement du moi observé chez les grands hommes (Socrate, Mahomet), ou cette faculté d’évocation qui fait voir aux cerveaux créateurs les idées qu’ils pensent, ces découvertes toutes récentes ne soulèvent encore qu’un coin du rideau et n’éclairent qu’à peine les brumes de ce mystérieux abîme vital, à travers lequel des voies purement intellectuelles ne sauraient jamais acheminer l’homme.

« Il s’est caché aux sages et s’est révélé aux enfans… » Oui ; et, dans cette affaire même, les faits qu’on vient de rappeler sont-ils en soi aussi anormaux qu’ils paraissent l’être à nos gens d’esprit ? Ce sont simplement des faits rares.

Manque-t-il autour de nous de phénomènes vraiment

  1. Témoignage du duc d’Alençon.