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d’ensemble et des engins puissans. Elle a déployé une activité merveilleuse, porté son effort sur les points essentiels, et réalisé, en quinze ans, plus de grands travaux publics que les anciens ne faisaient en un siècle. Elle calcule mieux ses forces. Elle est plus économe des deniers de l’état. Elle sait dresser un budget et s’y tenir. Elle connaît la puissance du crédit, et, bâtissant pour l’avenir, elle fait contribuer l’avenir aux charges du présent. Ce sont là les leviers du monde moderne.

En revanche, les anciens avaient d’autres avantages : ils avaient le travail des esclaves qui ne coulait presque rien ; celui des populations vaincues, dont ils usaient sans ménagement. Ils ne connaissaient pas la terrible tyrannie du prix de revient, règle de prudence forcée, principe de moindre action, qui, mesurant trop nettement le coût d’une entreprise, aboutit quelquefois à l’immobilité ou se contente d’installations fragiles et provisoires. Les anciens travaillaient à fonds perdu : bon moyen pour accomplir des miracles, dans un pays où les miracles coûtent fort cher. Ces aqueducs énormes, ces barrages ventrus comme des citadelles font sourire un ingénieur de l’Ecole polytechnique. Il les abandonne à l’admiration des badauds. Tranquillement assis au pied des ruines, tirant son carnet de sa poche, il fait sa petite équation : étant donné X la valeur de l’eau à recevoir et Z le prix du travail accompli, X n’est pas égal à Z. Conclusion : effort disproportionné. C’est vrai, mais, en attendant, le barrage ne se fait pas et l’eau s’en va à la mer. De l’effort disproportionné, il restait quelque chose ; et de votre calcul, il ne reste qu’un chiffon de papier.

Le parallèle est encore plus frappant si l’on passe de l’état aux particuliers.

Le colon romain n’avait pas les immenses débouchés modernes, la connaissance des marchés lointains, les communications rapides et faciles, les opérations financières à grande envergure. Son horizon commercial ne s’étendait pas beaucoup plus loin que le port d’Ostie. Un retour à la mère patrie lui semblait un voyage au long cours. En revanche, il était plus sédentaire, et, ne pouvant aller chercher Rome chez elle, il la transportait chez lui. Il ornait sa villa, et s’y plaisait. Ses mosaïques un peu grossières témoignent d’un effort touchant pour implanter ses pénates sur le sol d’Afrique. Là, se disait-il, est mon champ et ma vigne ; là je vivrai, je tâcherai d’être heureux. Moins renseigné sur la valeur des capitaux, il employait les siens en dépenses qui nous