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vainqueur, les Tunisiens d’aujourd’hui ne connaissent qu’un livre, le Coran, et qu’une véritable patrie, l’Islam. Insensé qui voudrait les en déloger ! Aveugle qui fermerait les yeux aux conséquences ! Pour la manière de penser, de sentir et de croire, ce simple fait met, entre nos protégés et nous, cinq ou six cents ans d’intervalle en bien et en mal ; car, si leur croyance les rend plus réfractaires à nos procédés scientifiques, il faut convenir qu’elle est une merveilleuse école de résignation, de foi simple, d’égalité, de fraternité. Même chez le nomade inculte, cette religion a de la grandeur ; de sorte qu’après avoir maudit les ruines qu’elle a semées autour d’elle, on admire involontairement la philosophie tranquille du pâtre campé sur ces ruines. A cet immuable témoin de tant de révolutions, les disciples de Voltaire ne comprendront jamais rien. Mais il suffit de remonter le cours des âges pour rencontrer dans notre propre histoire, avec plus de rudesse et de virilité, le même mélange d’ignorance et de foi, de ruse et de naïveté. Il n’est pas impossible de trouver le chemin de ces cœurs, et de dégager, des enseignemens élevés du Coran, un idéal de justice commun à toutes les nations. Le succès de notre œuvre dépend en grande partie de notre perspicacité à découvrir et à remuer ces mobiles éternels de l’âme humaine.

La présence de l’Islam à nos côtés, l’inscription du croissant et de l’étoile dans un angle des trois couleurs françaises contient encore un enseignement politique. Puisqu’en effet la population dont nous avons pris la charge est un membre de la grande famille islamique, puisque les membres de cette famille, dont le centre est à La Mecque, restent profondément unis, notre position diffère essentiellement de celle des maîtres antiques qui n’avaient devant eux qu’une poussière de peuples et de croyances. Dès que nous mettons le pied sur le domaine musulman, le bruit de nos pas se répercute à des distances extraordinaires avec une rapidité fabuleuse. De Fez à Constantinople et de Tunis à Tombouctou, des millions d’yeux nous guettent, des millions d’oreilles reçoivent l’écho de notre parole, dans le silence des continens muets.

L’ancienne politique aux horizons courts, la politique d’assimilation et de conquête aurait voulu fermer ces yeux et boucher ces oreilles. Elle considérait l’Islam en bloc et redoutait par-dessus tout la conspiration du silence. Mais aujourd’hui, l’horizon de la politique s’est singulièrement élargi. Au fond du continent noir et