Douze siècles nous séparent, en Tunisie, de la civilisation romaine, et tandis que, sur le sol d’Europe, les changemens ont été insensibles, de sorte que l’on peut lire l’âge des nations sur les monumens accumulés, comme on déchiffre l’âge du globe sur une formation géologique, ici, entre le passé et le présent, la rupture est complète. La conquête musulmane a fait le vide dans cette partie de l’Afrique à peu près comme en Asie Mineure et pour les mêmes raisons : dans un climat variable et sur un sol inégalement fertile, la civilisation ne se maintient qu’à force d’art, de culture et de soin. Ce ne sont point ici les pampas de l’Amérique ou la prairie indienne : c’est un jardin qui demande un entretien continuel. Or, la grande fédération musulmane est indulgente aux nomades, et les nomades sont de médiocres jardiniers.
En même temps, l’orientation de la Tunisie a été changée. Jusque-là, tous ses vainqueurs arrivaient par mer, et chacun d’eux apportait avec lui un peu de cette civilisation ingénieuse qui pousse sur les bords de la Méditerranée. L’Islam venait du fond de l’Arabie, en contournant le golfe de Gabès. Le couloir peu étendu qui s’ouvre entre le golfe et les montagnes voisines, cette contrée pauvre et sèche, jusque-là dédaignée, devient tout à coup un des grands chemins du monde : c’est le lit du torrent qui, pendant quatre ou cinq siècles, se déverse du sud au nord et de l’orient à l’occident. Dans cet entonnoir s’engouffre la première poussée du flot : puis le flot, par ondes successives, déborde jusqu’en Espagne et jusqu’à Poitiers. Tant qu’il a pu couler vers l’ouest, la Tunisie n’a pas trop souffert. Elle a même connu des périodes de prospérité, par exemple au Xe siècle sous les Fatémides. Mais quand l’Islam s’arrête devant l’effort contraire des nations chrétiennes, quand les Maures, renonçant à conquérir l’Europe, se fixent décidément en Espagne, alors la route est barrée pour les nouveaux venus ; le reflux commence et la Tunisie en ressent cruellement les effets : c’est ce qui explique le caractère destructeur de l’invasion des Beni-Hilal et des Beni-Soleïm au XIe siècle. Ces tribus nomades, dont l’Egypte cherchait à se débarrasser, s’abattirent sur la Tunisie comme une nuée de sauterelles, et, au lieu de continuer leur route vers l’ouest,