Certainement, tout ce que peuvent faire la politique et le commerce pour susciter, grouper et exploiter les forces vives d’une contrée, les Carthaginois le firent. Mais la politique et le commerce sont des puissances d’organisation qui tirent le meilleur parti possible de ce qui existe : ce ne sont pas des puissances créatrices, du moins par elles-mêmes. S’il est difficile de reconstituer une civilisation aussi complètement abolie, l’exemple tout récent de Venise nous montre comment un peuple supérieur peut remplir ses palais de richesses et le monde du bruit de ses armes sans repétrir le sol qu’il épuise en le dominant. Encore Venise a-t-elle été créatrice dans le domaine de l’art, tandis que les Carthaginois n’ont rien inventé. Les monumens puniques, ou les objets que l’on trouve dans les tombes, ne sont le plus souvent que la reproduction grossière de motifs égyptiens, grecs ou assyriens. En fait de colonisation, on rencontre leurs traces assez loin dans l’intérieur ; mais le plus souvent des inscriptions bilingues montrent que les Carthaginois se sont avancés derrière les légions romaines et que, vaincus, ils étendirent leur trafic à l’abri des aigles.
Ce fut le génie romain qui, s’emparant de ce coin du globe, le marqua d’une empreinte ineffaçable : génie non seulement politique et guerrier, mais administrateur, restaurateur, et, dans le domaine économique, inventeur. Il est vrai que les Romains eurent le temps pour auxiliaire : en Afrique, leur domination ne dura pas moins de sept cents ans, si l’on excepte l’intermède vandale qui ne changea rien au fond des choses et fut plus funeste à l’Italie qu’à l’Afrique, où ces grands pillards revenaient digérer leur proie. La domination byzantine qui suivit ne fut que la continuation de Rome. Dans son œuvre plus hâtive, Byzance se servit des mêmes matériaux ; et de même qu’elle bâtissait ses citadelles improvisées avec les débris des temples et des arcs de triomphe, de même elle ne faisait qu’adapter aux nécessités du moment la tactique, l’administration, l’agronomie des Romains.
Pendant cet intervalle de sept siècles, l’histoire est pleine, il est vrai, du récit des insurrections, de révolutions de prétoire ou de palais, de batailles sanglantes, de villes prises d’assaut. C’est ainsi, du moins, que nous l’avons apprise, car on a longtemps considéré l’histoire comme une tragédie continue où les massacres mémorables et les grands conflits étaient seuls dignes d’être racontés. Ni Salluste, ni Tacite, ni Procope n’auraient abaissé leur plume à noter la construction d’un aqueduc ou la plantation des