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le sourire de leurs dents blanches n’ont rien de commun avec le calme olympien de l’Arabe. Faites-vous traduire leurs discours : vous serez surpris de leur éloquence naturelle. Ils vous prendront même par l’amour-propre, en citant vos inventions modernes. « Jadis, dit un orateur improvisé, la tribu des Touazines marchait à la tête des autres tribus, comme la locomotive sur les chemins de fer, traînant tout le reste après elle. Aujourd’hui, la montagne nous rejette à la mer et la mer nous rejette à la montagne… » Ainsi devaient-ils parler aux Carthaginois de galères et aux Romains de légions.

Si maintenant vous poussez votre pointe, vous découvrirez, sous cette sauvagerie, tout un réseau de fédérations locales, aux relations compliquées. On vous montrera avec orgueil les greniers en forme d’alvéoles où les nomades entassent la récolte hâtive, à l’abri d’un coup de main. Eux-mêmes préfèrent vivre sous la tente. Mais toute une population vassale et sédentaire, groupée autour du grenier fortifié, monte la garde et fait la corvée. Ainsi, derrière ces remparts de boue, une féodalité en haillons perpétue l’existence fière et libre, sans passé comme sans lendemain, qui s’étendait à toute la Berbérie, avant l’entrée en scène des nations policées.


III

Avec Carthage commence l’exploitation méthodique du pays. Ce qui distingue ces marchands célèbres de tous ceux qui ont écume la Méditerranée, c’est qu’à l’exemple de Venise ou de l’Angleterre, ils trafiquaient l’épée au côté. Ils avaient une politique, une armée, une grande marine de commerce et de guerre. Le choix de leur capitale les montre aussi hardis marins que méfians et circonspects envers les populations de l’intérieur. Quel enseignement que la comparaison de Carthage avec Tunis ! Carthage, au fond d’une rade foraine, brave l’insulte qui vient du large, et, au lieu de masquer son port, le taille en pleine mer. Mais, campée sur le sol d’Afrique, elle se protège contre les habitans du pays par une triple ceinture de collines, de marais et d’eau salée. Tunis domine les routes de terre ; mais, du côté de la mer, elle est timide, irrésolue. Elle se blottit derrière un lac sans profondeur, inaccessible aux vaisseaux de haut bord. C’est un repaire de pirates qui n’osent affronter l’ennemi en face.