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Encore supportent-ils le joug en frémissant, comme au temps de Carthage et de Rome. Quand ils deviennent à leur tour conquérans, comme à l’époque de l’invasion de l’Espagne, c’est sous le couvert d’une civilisation d’emprunt, à laquelle ils infusent les germes de division qu’ils ont dans le sang.

J’ai lu souvent d’ingénieuses déductions sur l’ancienne civilisation des Berbères. Le mieux est d’aller la chercher sur place, là où elle subsiste intacte, à l’abri de tous les changemens. Dans le cirque de montagnes qui entoure le golfe de Gabès, ils ont toujours vécu libres, et personne n’est venu les déranger. De loin, on n’aperçoit que des pentes jaunâtres et des rocs sourcilleux. Regardez bien, ils sont là. Où ? Peut-être sous vos pieds. Un filet de fumée qui sort de terre trahit un gîte souterrain. Ce grand trou carré qui fait reculer notre cheval est un patio, et si vous vous penchez, vous verrez les voiles bleus des femmes, les vêtemens poudreux des hommes, presque toujours un chameau ou un âne accroupi. Vous descendez par une allée en pente douce : ce terrier contient des chambres habitables. Vos yeux accoutumés à l’obscurité discernent des niches creusées dans les parois, quelques ustensiles de ménage, les instrumens d’une toilette sommaire, un miroir minuscule, camelote européenne qui a remplacé le bibelot carthaginois ou romain.

Où sont-ils encore ? Sortez et levez la tête, regardez où planent les vautours. Quoi ! sur ces aiguilles de calcaire ? dans ces éboulis gigantesques ? Oui, sur cette teinte uniforme, au milieu des blocs tourmentés, vous distinguez peu à peu le travail humain : des entassemens méthodiques, des citadelles paradoxales, des châteaux forts prodigieux, toute une floraison de villages à l’extrémité des cimes. En approchant, vous voyez se mouvoir, parmi les pierres grises, d’autres formes grises qui marchent. Ce sont eux. Comme les animaux primitifs, ils ont pris la couleur du sol. Approchez encore : l’apparition d’un Européen a remué la fourmilière. Ils se rassemblent sur leurs terrasses ou sur le seuil des ruelles escarpées. Drapés à l’antique dans leur toge de grosse laine, ils semblent des statues animées. C’est de l’archéologie vivante. De près, la forteresse est grossière et le gîte misérable, mais l’ensemble a grand air. Eux-mêmes, sous le hâle et sous la crasse, sont, à leur manière, des gentilshommes, n’ayant jusqu’ici subi d’autre loi que la leur. Leurs traits taillés à grands coups, leur physionomie intelligente et ouverte, leur geste vif, leurs yeux mobiles ;