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de ces deux écueils. Voulez-vous en juger par un exemple ? Prenez le récit du baptême de Jésus. Le voici dans l’Évangile de Mathieu :

« En ce temps-là, Jésus vint de la Galilée auprès de Jean, sur les bords du Jourdain, pour recevoir de lui le baptême ; mais Jean résistait, en disant : C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi ! Jésus répondit : Ne t’y oppose pas, car il faut que nous accomplissions ainsi tout ce qui est convenable. Alors Jean ne résista plus. Dès que Jésus fut baptisé, il sortit de l’eau ; à l’instant, il vit le ciel s’ouvrir au-dessus de lui, et il vit l’esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. En même temps, on entendit une voix du ciel, qui disait : C’est ici mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection. »

Voici ce que devient ce récit dans la bouche de Jean, au premier acte du drame de M. Sudermann :

« C’était au bord du Jourdain. Et je baptisais partout, selon l’ordre du Seigneur. Et beaucoup de peuple était autour de moi et croyait en moi, mais mon âme se dévoilait dans le doute. Alors descendit du haut du vallon un jeune homme solitaire. Et tout le peuple recula… Et, lorsque je levai mon regard sur lui, je le sentis, c’était lui, car l’éclat de l’Eternel reposait sur lui… Et comme il s’adressait à moi et me demandait le baptême comme l’un des pécheurs, je refusai en tremblant et dis : J’ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi ! Mais il répondit : Qu’il en soit ainsi, car c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir la loi. Alors je m’inclinai et lui obéis… Et dès qu’il eut été baptisé par mes mains tremblantes, il sortit de l’eau, et voici ! Soudain le ciel s’ouvrit au-dessus de lui, et je vis l’esprit de Dieu, pareil à une blanche colombe, descendre et venir sur lui, et la lumière sainte l’entoura. Et voici ! Une voix descendit du ciel et dit : « C’est ici mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection. » Alors, je me prosternai et je priai, et mon âme n’était plus inquiète. »

Vous reconnaîtrez que les traits nouveaux que M. Sudermann a ajoutés, — d’ailleurs avec une louable discrétion, — au récit de l’Evangéliste n’en augmentent point la force : j’entends les traits pittoresques, le solennel : « C’était au bord du Jourdain », la descente du haut rocher, les mains « tremblantes » du Baptiste. En revanche, j’ai souligné deux petites phrases dont il n’y a pas trace dans l’Evangile : ce sont elles qui renferment tout le sens de l’œuvre, qui n’est autre chose que leur développement. Et,