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L’insuccès de tant d’autres pourrait servir d’excuse, sinon même de justification à la sienne. M. Hanotaux a jugé avec raison qu’il avait suffisamment fourni sa participation à une œuvre aussi difficile, et que le tour des autres était venu ; il est naturel que le gouvernement russe éprouve aujourd’hui le même sentiment.

En somme, sur quatre candidatures connues jusqu’à ce jour, deux seulement, la première et la dernière, ont eu des parrains avoués : les autres sont venues on ne sait d’où, et ont disparu de même. Celles de M. Droz et du prince Georges ont rencontré également l’opposition du gouvernement allemand : ce serait donc à celui-ci que le soin reviendrait de faire aujourd’hui des suggestions. Pourquoi n’en fait-il pas ? Il ne suffit pas d’écarter celles des autres : ce rôle purement négatif ne convient pas à un aussi grand pays. Il est vrai que ce pays, ou du moins son gouvernement, affecte, nous l’avons vu, une merveilleuse indifférence pour les affaires d’Orient. Mais ce sentiment est-il bien sincère ? Il s’accorde mal avec le perpétuel veto mis aux propositions d’autrui, veto qui a été énoncé avec si peu de ménagemens dans le discours de M. de Bulow. Nous voudrions bien connaître le candidat de la chancellerie allemande. D’abord, il serait d’avance accepté par la Porte, ce qui serait déjà un grand point : on n’aurait plus à compter avec les objections du Sultan, et il n’aurait garde d’en faire. Et qui sait si les autres puissances ne s’empresseraient pas aussi de donner leur adhésion ? Qui sait si l’Angleterre ne découvrirait pas enfin dans le pupille de l’Allemagne ce « candidat idéal » que lord Salisbury ne reconnaissait pas encore dans le prince Georges ? À moins pourtant que lord Salisbury lui-même ne tienne en réserve le candidat-phénix au profit duquel il a fait à l’égard de tous les autres une moue si dédaigneuse ! À défaut de l’Allemagne, on serait bien aise d’entendre l’Angleterre prononcer un nom quelconque. La France et la Russie ont été mises hors du concours, et s’y tiennent elles-mêmes volontiers. Voyons maintenant l’Allemagne ; voyons l’Angleterre. Le moment de parler est venu. On ne peut pas laisser la Crète se morfondre plus longtemps dans l’attente, sans rien faire pour l’en tirer ; sinon, il faudra répéter sur elle le mot mélancolique : Quidquid delirant reges plectuntur Achivi.

Francis Charmes.


Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.