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Les auteurs du Désastre ont tout dit : les erreurs, les fautes, la légèreté, l’imprévoyance, les hésitations, les retards, le temps perdu, le manque d’ensemble dans les opérations, les ordres qui se contrarient, l’affolement, les rivalités, la mésintelligence des chefs. Ils ont dit les tristesses et ils ont dit les hontes : la ville rendue quand elle pouvait encore tenir, une armée de 170 000 hommes livrée quand elle pouvait s’ouvrir un passage, l’abandon d’un matériel qu’on retournera contre nous, les drapeaux et les aigles inventoriés afin que les témoignages de notre déshonneur fussent au complet, le train qui emporte les officiers arrêté pendant que défile le troupeau de leurs hommes en route vers la captivité, stationnant devant l’allée triomphale que font au quartier prussien les oriflammes aux trois couleurs. Ils nous ont fait gravir tout le calvaire. Mais, en écrivant ces pages, ils n’ont pas oublié qu’elles font partie du livre de notre histoire ; et on sent bien que la plume leur tremblait entre les doigts. Ils n’ont pas éprouvé cette joie détestable, ce plaisir inhumain qui consiste à jouir de sa propre humiliation. Ils savent qu’on ne gagne rien à ramasser de la boue pour la jeter à ceux dont la destinée a été liée à notre destinée. Ils ont fait comparaître devant eux les auteurs responsables de tant de maux : ils se sont souvenus que le juge a un devoir d’impartialité. C’est l’empereur Napoléon III. Quand les troupes défilent sans un vivat devant ce vieillard, miné par la maladie, courbé par la fatalité, nous sommes plus près de le plaindre que de le haïr. C’est Bazaine. De celui-ci tout a dépendu. Sa figure est au centre même du récit. Combien il a fallu de tact pour la dessiner ! Car de crier que nous sommes vendus, c’est affaire aux braillards, c’est le premier cri de l’instinct populaire. Mais, pour qui réfléchit, il y a des crimes si énormes qu’ils mettent la raison en déroute. Comment cette pensée de livrer son pays a-t-elle pu germer dans le cerveau d’un maréchal de France ? Il y a de ces faits que l’évidence même ne suffit pas à établir. C’est pourquoi on a insisté sur cette bravoure personnelle dont le maréchal n’a cessé de donner des preuves, se promenant sur le champ de bataille, au milieu des obus et des balles, comme dans un jardin. « À moins d’être le dernier des incapables et de s’en rendre compte… à moins d’être pis encore, le plus ténébreux des… Le long passé de gloire, le sang-froid légendaire, la réputation d’habileté du maréchal interdisaient tout soupçon. Les apparences certes le condamnaient… Mais pouvait-on se fier aux apparences ? » On nous laisse entrevoir d’obscures combinaisons politiques. On éveille l’idée d’une de ces incapacités dont l’événement seul révèle les insondables profondeurs. Combien