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représente, par exemple, que des 800 lots de terre entre lesquels avait été divisé, en 1850, le domaine public de Barletta, les trois quarts, en 1881, étaient tombés entre les mains de propriétaires aisés : la plupart de ces acquisitions, consenties par les prolétaires de cette ville de Pouille avant le délai légal de vingt ans, réalisées tantôt par des violations ouvertes de la loi et tantôt par des procédés fictifs qui l’éludaient, pouvaient, au nom même de la loi, être contestées.

M. Gadda, commissaire du gouvernement dans la province de Cosenza entre 1879 et 1883, a expliqué dans deux volumes le mécanisme des enquêtes qu’il eut à faire dans chaque commune ; les difficultés qu’il rencontra ; les impossibilités auxquelles parfois il se heurta ; les redressemens d’injustices, enfin, auxquels il eut souvent le bonheur de travailler. Sous l’aridité volontairement terne des rapports officiels, on y peut ressaisir et toucher, au prix de quelque patience, la vie même de ces petites communes, l’anxiété de certains bourgeois usurpateurs lorsqu’on érige devant eux le spectre de la loi, la gaucherie tremblante de certaines municipalités, invitées à invoquer cette loi pour recouvrer leurs rentes ou leurs biens, et reculant avec anxiété devant les vicissitudes du procès. Aux portes de Cosenza, pour citer un exemple, une minuscule bourgade devait revendiquer une cinquantaine d’hectares ; la junte municipale s’y refusait ; le répartiteur insistait, et les habitans aussi ; de guerre lasse, ceux-ci firent tumulte, et, sous les fenêtres de la junte, nommèrent l’avocat qui devait défendre leurs droits : la bourgade, ainsi, sauva ses intérêts, et la municipalité se maintint en bons termes avec l’usurpateur. N’était-il point le Crésus de la Calabre, un homme dont les légendes populaires osent à peine chiffrer les millions ? Il avait prévu, et à coup sûr, la respectueuse passivité du parlementarisme municipal ; mais il avait compté sans l’initiative populaire, qui fut, ce jour-là, vengeresse de la loi[1].

Une circulaire ministérielle du 14 octobre 1879 avait en effet remis à l’ordre du jour l’épineuse question domaniale. « Le gouvernement, affirmait cette circulaire, convaincu du droit qu’à la classe ouvrière agraire de n’être point déçue dans sa légitime attente d’une répartition des terrains provenant de la féodalité abolie, sent le devoir imprescriptible de faire tout son possible

  1. Gadda. I demanii comunali della provincia di Calabria Cileriore. I, p. 53 (Cosenza, 1883).