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— R-r-a[1] !...

Jetant toute leur voix sur la première syllabe, ils n’en ont plus pour aller jusqu’au bout de la formule ; mais c’est ainsi qu’on doit répondre, d’une seule haleine, d’un seul cri.

Quelle est cependant l’homogénéité vraie de cette troupe à laquelle la garnison entière prête des hommes pour figurer les réservistes, quelle sa perméabilité par rapport à la volonté du chef, la manœuvre seule peut le faire voir.

Le général commande lui-même ; il ordonne des mouvemens rapides, ajustés. Un ordre en colonne succède à la première disposition, et voici que cette longue masse oscille, décroît, change en un taillis la forêt des baïonnettes. Un autre mot prononcé ramène les trois mille hommes ; les tambours, battant leurs caisses attachées à la ceinture, agitent les baguettes dans leurs mains hautes ; les musiciens, rangés sur le flanc, sonnent un air : c’est le défilé en ordre cérémoniel.

Certes, en tout pays du monde, la vue de l’infanterie est grande ; petits soldats de la République sous leur habit aux trois couleurs, grenadiers sombres de l’empereur d’Allemagne, fantassins rouges de Sa Gracieuse Majesté, tous ont leur caractère et portent avec eux des forces d’un certain ordre ; mais je ne sais rien de fatal et de religieux comme la marche d’un régiment russe. La baïonnette va devant, les hommes la suivent ; l’aspect est d’un assaut, l’allure est d’une procession ; c’est l’approche d’une force douce qu’une violence secrète gouverne et qui n’obéit qu’à regret.

Un bouc familier ferme gravement la marche de sa compagnie ; la tête basse, il braque ses cornes vers l’avant. Puis des rangs nouveaux montent vers nous, passent en se chassant les uns les autres. Quiconque troublerait leur succession majestueuse paraîtrait bien hardi ; mais c’est le général lui-même qui rompt le tableau et coupe court aux honneurs qui lui sont rendus.

Jusque dans cette cérémonie, il poursuit ses deux pires ennemies, inertie et passivité. Au moment où le troisième bataillon passe devant lui, il lui commande demi-tour, l’affronte ainsi au suivant qui poursuivait la marche et les précipite en hourrah l’un contre l’autre. Par cette surprise, pareille à quelque surprise de champ de bataille, il remet dans les consciences l’idée de l’offensive à outrance et la menace du risque personnel.

  1. Pour : radij slaratsia, — ravis de nous efforcer.