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cadets, je provoque chez lui une fausse colère, exprimée dans la langue du boulevard :

— Mais vous me prenez pour un Scythe !... Mais vous me la faites à l’oseille !

Le dîner, un court exercice tactique tenu au cercle des officiers et c’est la fin de cette journée, mangée tout entière par ces immenses trajets. Nous revenons sous l’embellie ; l’air est liquide et pur, les bois sombres et mystérieux. Tout d’un coup, à cette heure de repos et de silence, on perçoit pour la première fois le printemps. Où ? dans les nuages légers, dans ce libre vent, dans les froides couleurs du paysage, car partout la lumière, avant-courrière de la chaleur, se divise sur les choses et leur promet un renouveau. Ah ! délices ! c’est donc le printemps ! et voici une année encore, une année pour vivre, une année pour travailler...

A droite et à gauche de la chaussée fuit cette aquarelle de Polésie ; les fers résonnent et les grelots tintent ; un ruisseau, qui coule entre des rives de glace, chante sa liberté ; un oiseau gazouille, heureux de répondre au ruisseau. Nous allons, la nuit tombe, la pluie revient.

— Combien de verstes encore ? demandons-nous au postillon ; il répond au hasard :

— C’est loin... Huit verstes au moins.

Et voici, pour le démentir, la barrière de Berditchef peinte de torsades blanches et noires. Les soupiraux des boutiques illuminent la rue : on voit danser sur la boue les ombres des marchands assis derrière les comptoirs.


IV

Le premier acte de cette journée est la présentation des officiers nouvellement entrés au service. Formés sur un rang dans la salle d’attente, près du samovar public et du comptoir chargé de mets, ils tiennent dans leur main gauche gantée la coiffure et le gant de la main droite.

Le général interroge sur le service de garde ; les réponses tombent sèchement dans le vocabulaire réglementaire : « Au nom du Christ, insiste-t-il, pas de locutions toutes faites. Servez-vous de votre cerveau. Raisonnez. » Puis comme ce n’est pas la peine de les gronder, eux qu’il doit voir si peu, de si haut, de si loin, et