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— Le commandant des troupes !... Et l’on ne m’avertit pas ! dit le maître de poste effaré ; et se coiffant de sa casquette, laissant là sa tasse de thé, il se précipite sans manteau dans la cour.

A droite du vestibule, il faut que ce soit le salon, car un portrait de l’Empereur décore le mur blanchi à la chaux ; nous attendons là ; le poêle rayonne et languit dans l’angle ; la chambre est pauvre et pleine d’ennui. Mais de quoi nous plaindrions-nous ? La vie russe entière est pareille à cette attente de cinq minutes. Tout y est d’occasion ; on s’arrange du provisoire, on habite dans l’incertain ; — et pourquoi changer, quand à toute heure la porte peut s’ouvrir, et que le valet de poste peut venir dire : Le corbillard de Monsieur est avancé ?

Il est midi quand les voitures s’arrêtent aux portes de Jitomir. Un rang de poitrines chamarrées et d’épaulettes à bouillons, un décrochez-moi-ça de manteaux gris jetés précipitamment sur la haie : c’est la présentation des généraux. La pluie, que nous sommes venus exprès pour affronter, répond au défi ; des cataractes s’écroulent sur les soldats impassibles, traversent les manteaux, déteignent l’équipement tout neuf.

— Dans quels cas la sentinelle isolée doit-elle tirer, frapper ou pointer ? demande à un troupier tatare le commandant des troupes ; la visière de sa casquette crache comme une gargouille ; deux ruisseaux coulent sur ses joues, trempent son col, délavent sa médaille de Saint-Georges.

Cependant le quartier-maître fait vider un chariot-cuisine ; je m’approche pour voir le gréement de la voiture ; mais le général qui commande en cette ville, me retient par le bras pour parler français.

Il se dit un fervent de la raison, un zélateur de l’entendement ; ses yeux vifs qui brillent de l’amour des sciences, ses lunettes aux reflets logiques, son nez résolu, sa barbe blanche aux ondes régulières, tout révèle en lui le mathématicien. Il vante cette école que l’Europe nous envie, l’Ecole polytechnique ; elle a fait du bien, elle en fera encore ; que partout les trente-deux propositions d’Euclide deviennent les bases de l’éducation ; extirpons résolument du monde tout ce qui n’est pas rationnel... J’y consens bien volontiers ; mais suivant d’une oreille moins compétente son projet d’exposer le calcul différentiel au moyen des seules figures géométriques et de simplifier par là l’enseignement des corps de