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— ...Et prenez la résultante. Voilà tout.

Cependant Trophimitch, le doux serviteur qui préside à la commodité de notre voyage, vient allumer les lanternes dont il replie les voiles de soie rouge ; il met le couvert, apporte le panier aux provisions.

C’est une de ces âmes humbles, dont tout le savoir est de se dévouer, dont tout l’honneur est de servir ; attentif aux préséances, il nous intitule selon nos grades et marque toutes nos différences, depuis le général qui est Haute Excellence jusqu’à moi qui suis simplement bien né. Toujours frais, toujours souriant, bien que nous n’observions pas qu’il mange et que nous ignorions quand il dort, il occupe près de la porte une niche étroite et là cire les bottes, manipule le samovar.

Les pâtés expédiés qu’arrose le vin de Bessarabie, le thé fume maintenant dans les gobelets, puis le train roulant plus avant, Trophimitch revient étendre les lits sur les canapés. Le comte se débotte ; je vais voir au thermomètre et tourner la clef du poêle :

— Est-ce vous, Patrikïi Veniaminovitch ? appelle à ce moment le général.

Couché sur la banquette, il lit la Chartreuse de Parme, car il fait sa compagnie ordinaire de Stendahl, de Paul Louis Courier et de quelques autres officiers qu’il eût parfaitement bien mis aux arrêts si le hasard des temps et des lieux les avait placés sous son autorité.

— Écoutez cette phrase... dit-il en ajustant l’un à l’autre son pouce et son index... « Quelle insolence envers moi-même ! Pourquoi penserais-je avoir plus d’esprit aujourd’hui que lorsque je pris ce parti ? »

— L’idée a aussi son sens quant au haut commandement ?...

— Un sens terrible !... Que le général doit persévérer dans ses décisions, qu’il doit s’obéir à lui-même. Autrement tout craque sous lui : c’est un suicide. Allez maintenant, bonsoir ; il est tard...


II

La locomotive qui manœuvre notre wagon dans cette vaste gare de Koursk vient à tour de roues s’arrêter près du buffet ; un gendarme enveloppé dans son manteau gris, l’aigrette blanche à la coiffure, passe et repasse devant nos vitres. Coiffés, gantés et ceinturonnés, nous réglons nos montres sur l’horloge du quai, car