Tandis qu’ailleurs en effet, — et on pourrait dire presque partout ailleurs, — l’hypothèse du progrès continu peut se défendre ou au moins se soutenir, c’est quand on essaie de la vérifier dans l’histoire de la littérature ou de l’art qu’on la voit aussitôt qui s’effondre. Nous savons plus de choses que n’en savaient nos pères, et nos fils en sauront vraisemblablement plus que nous, voilà qui est ou qui semble certain. Mais vivons-nous « mieux » que ne faisaient nos pères, j’entends : la vie nous est-elle généralement plus facile ou l’existence plus agréable, et le seront-elles pour nos enfans ? La question n’est déjà plus la même, ni la réponse ; et on peut discuter. Mais ce qui n’est pas discutable, c’est que le Légataire universel ou le Barbier de Séville soient fort au-dessous du Tartufe ou de l’Ecole des femmes. Diderot seul a pu croire le contraire ! et même, en sa qualité d’auteur de son Fils naturel et de son Père de famille, avancer ingénument qu’après Molière « la véritable comédie était encore à créer en France ». Où pensait-il donc qu’elle eût existé ? Les exemples sont sans doute inutiles à multiplier. On convient généralement que depuis quatre cents ans l’Angleterre n’a pas revu de Shakspeare, ni les Italiens de Michel-Ange, ni le monde entier, depuis deux mille ans, de Praxitèle ou de Phidias. De telle sorte que, s’il n’y avait de « régression » nulle part ailleurs, et quand elle serait en histoire naturelle, comme on l’a prétendu, la condition préparatoire, l’étape ou l’une des étapes d’un progrès ultérieur, c’est dans l’histoire de la littérature et de l’art que l’on pourrait encore parler de « rétrogradations » véritables ; — et ce seul motif suffirait à justifier l’emploi du mot d’évolution.
Je songe, en écrivant cette ligne, au reproche que l’on m’a souvent fait d’obscurcir, au moyen de ce mot d’Evolution, ce que je voudrais éclairer. Mais si je l’ai souvent dit, je le redirai donc encore : c’est que, si l’on se pique de parler avec un peu de précision, le mot représente ou résume tout un ensemble d’idées ; et la pire confusion qu’on puisse faire c’est de le prendre pour synonyme ou pour équivalent, même approximatif, des mots de mouvement ou de progrès. Qui dit progrès dit continuité, et on vient de le voir, qui dit évolution dit précisément le contraire. « Ma théorie, disait Darwin, ne suppose aucune loi fixe de développement, obligeant tous les habitans d’une zone à se modifier brusquement, simultanément et à un égal degré. » C’est une seconde différence : le progrès est total, si je puis ainsi dire, mais l’évolution est toujours