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Et encore, mon général, ce que je viens de vous dire n’est-il qu’un détail ; il faudrait voir par vous-même cette misérable armée d’Afrique dispersée en mille colonnes particulières, dont toutes les troupes sont distraites du commandement de leurs chefs naturels pour être placées sous les ordres, ici, du chef d’état-major général dont les fonctions ne sont plus remplies ; là, sous ceux de l’aide de camp de M. le Gouverneur. Que sais-je encore ? Il faudrait voir par vous-même toute notre cavalerie détruite sans avoir obtenu un résultat, observer dans chaque colonne cette bigarrure d’uniformes et cette confusion de numéros qui mêle ensemble, par exemple, dans un poste de Médéah, un soldat du 13e léger d’Alger, un soldat du 13e de Mascara et un chasseur du 19e léger de Sétif ; ce pêle-mêle de toutes choses enfin qui nous menace de ruine et qui a jeté le dégoût et le découragement dans les cœurs les plus énergiques et les plus dévoués. Je vous assure que c’est un spectacle profondément affligeant et humiliant pour des hommes de cœur, et je le répète pour l’honneur de la France, pour l’honneur de l’armée ; il est urgent qu’on porte remède à un mal si grave. Il ne s’agit plus d’une augmentation d’armée qui finirait par nous frapper de ridicule par la pensée qu’elle donnerait de notre impuissance : deux cent mille hommes, d’ailleurs, viendraient s’engloutir ici dans le même gouffre où se perdent les cent mille d’à présent.

Ce qu’il faut en Afrique, c’est un plan, un système, c’est de la probité, la moralité du commandement, l’ordre dans l’armée, une direction générale. C’est le respect des droits, l’observation des principes, des règlemens militaires, toutes choses qu’on a mises au néant. Et ne croyez pas, mon général, que j’exagère rien ! Tout est malheureusement trop vrai. Dieu veuille que des inspecteurs généraux soient envoyés de France cette année et que le gouvernement puisse être éclairé ainsi. C’est le vœu de tout ce qui conserve le sentiment de ses devoirs et de la dignité de notre noble profession.

Pardonnez-moi, mon général, de m’être laissé entraîner ainsi au-delà peut-être des limites d’une modération nécessaire ; mais je souffre, comme tous mes camarades, d’une guerre insensée qui, au lieu d’honneur, ne nous rapporte que confusion et misère. Je souffre de mon impuissance de chef vis-à-vis de tant de besoins auxquels je voudrais satisfaire, croyez-le bien ! je ne manque ni d’énergie, ni de courage, ni de dévouement. J’aime l’Afrique et