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manqué une minute à la sollicitude que je lui devais, à l’accomplissement de tous mes devoirs de chef de corps, et que je n’ai cessé de poursuivre de mes réclamations, aussi convenables qu’énergiques, une situation meilleure. Voici cette situation : Deux bataillons, sortis de Mostaganem le 16 septembre 1845, sont avec moi en ce moment dans le sud-est de la province d’Alger, sans qu’il m’ait été possible de renouveler un seul de leurs effets d’habillement. Quatre cent vingt-trois hommes forment aujourd’hui la totalité des disponibles de ces deux bataillons dont l’effectif est de plus de douze cents, et ces hommes tombent littéralement de lassitude et d’épuisement. Les plus heureux ont conservé des haillons de pantalons ; un bon nombre en a fait des sacs de campement ; et quelques-uns n’ont plus que des caleçons. Grâce à des emprunts faits à des Juifs et à des cantiniers, grâce à deux mille francs dont j’ai pu disposer moi-même, j’ai pu aligner à peu près la solde de la troupe jusqu’au mois de mars. Là se sont arrêtées mes ressources. Quant aux officiers, leur dénuement est inimaginable.

Mais, mon général, je passe à mon 3e bataillon, détaché dans la subdivision de Mascara au mois de janvier 1845 ; il a été envoyé à cette époque sur la limite du Tell pour y travailler à une route dite de ceinture, et les événemens de septembre l’y ont trouvé. Depuis lors, ballotté d’une colonne à une autre colonne, passant successivement aux ordres d’une multitude de chefs, sans que jamais, un seul jour, il m’ait été possible de le rencontrer, ne touchant jamais à aucun point de ravitaillement, il est parvenu à ceci : que, depuis quatorze mois, il est au bivouac ; que, depuis quatre trimestres complets, l’habillement lui est dû ; que les officiers n’ont pas reçu d’appointemens depuis trois mois et demi ; que le prêt est dû à la troupe depuis le 25 décembre, et que, depuis deux mois, officiers et soldats sont réduits aux simples rations réglementaires, faute d’argent pour acheter des vivres d’ordinaire. Dans ce moment, ce malheureux bataillon court littéralement nu, dans le Sud, à la suite de M. le général Iousouf, qui me le rendra sans doute dans le même état qu’il a déjà rendu toutes les cavaleries qui lui ont été confiées, — mortes ou à peu près.

Un pareil état n’a pas besoin d’être commenté. Tout y est en péril évidemment : la discipline, la police, l’administration, l’esprit de corps, toutes les choses enfin qui constituent un régiment ou une armée et dont l’absence doit amener la ruine.