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voulu, pour appliquer avec conviction et succès cette politique d’ordre, de réaction, de paix à tout prix ou de piétinement sur place.

Mais il ne se sentait pas obligé, pour complaire au peuple, de renoncer aux nobles soucis d’autrefois : il croyait avoir reçu le mandat impératif de leur donner une glorieuse satisfaction. Il était convaincu comme tout le monde alors « que la France souffre tout excepté d’être médiocre »[1], qu’il perdrait son affection, sa confiance, s’il la réduisait à l’abaissement ou à l’insignifiance. Il eût craint que son oncle ne sortît de la tombe pour le maudire, s’il eût accepté qu’un Napoléon gouvernât, sans accomplir des actions d’éclat,

La poursuite de cette mission lui eût été difficile même dans la République : dans l’Empire et par l’Empire, elle lui devenait presque impossible. Dès qu’il aurait repris le titre de son oncle, quoi qu’il dît, personne ne douterait plus en Europe qu’il n’en eût repris aussi les ambitions. En sa bouche, le mot d’affranchissement signifierait toujours conquête, et celui de désintéressement, convoitise. Ceux-là mêmes au secours desquels il accourrait le suspecteraient ; l’invasion le menacerait sans cesse, l’obligerait à interrompre ses entreprises.

Et où trouverait-il les instrumens de sa politique ? Etait-il un conservateur même libéral, en France et en Europe, qui ne la considérât comme la chimère d’un cerveau mal équilibré ? Les républicains seuls la comprenaient, en partageaient les aspirations et eussent pu en devenir les auxiliaires. Par la proclamation de l’Empire, il allait convertir leur bouderie momentanée en un éloignement irréconciliable. Il allait se réduire à n’avoir pour ministres, pour diplomates, pour préfets, que d’anciens légitimistes, d’anciens orléanistes, d’anciens réactionnaires de la rue de Poitiers, hommes honorables, probes, distingués, quelques-uns éminens, fidèles à sa personne, mais en désaccord avec lui sur tous les sujets. Il allait se condamner à lutter contre des ennemis dont les idées étaient les siennes, avec le secours d’amis dont il détruisait les traditions et froissait les préjugés. Il allait poursuivre un idéal démocratique, appuyé sur des monarchistes auxquels la Démocratie était suspecte et odieuse, sous les coups de républicains démocrates comme lui.

  1. Renan, ibid., p. 303. Renan, pas plus que Proudhon, ne recule devant les contradictions.