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IV

La constitution était dans ses principes essentiels une constitution républicaine excellente et qui pouvait être maintenue. Les décrets organiques avaient, au contraire, le caractère exceptionnel de la dictature ; ils étaient destinés à ne pas survivre aux circonstances qui les avaient justifiés. « Après une révolution, le seul moyen de sauver la liberté est de la restreindre[1]. » Béranger, toujours judicieux, exprimait cette idée dans une conversation humoristique avec son ami Lamartine : « Croyez-moi, si jamais vous ressuscitez sur cette pauvre terre et que la Providence vous rende un rôle semblable à celui qu’elle vous a donné en 1848, demandez pour vous ou pour tout autre une dictature de dix ans ou à vie, pour donner à la liberté le temps de devenir une habitude, refréner les factions et modérer les sectes qui perdent la liberté. » Mais la dictature, d’une durée plus ou moins longue, est une crise de la liberté, non son abolition. « Parfois elle est nécessaire dans les pays libres ou destinés à l’être[2]. » Quelques amis du Prince, ceux qui n’avaient cessé de le pousser au coup d’État, pensaient, le coup accompli, qu’une dictature serait insuffisante et l’excitaient à se faire de plain saut César. Depuis 1815, disaient-ils, tous les gouvernemens sont tombés. Comment expliquer cette succession non interrompue de chutes ? Les fautes ? Les malheurs ? D’autres nations ont eu des chefs inhabiles et malheureux sans être bouleversées par les révolutions. La véritable cause de nos subversions périodiques est qu’on ne nous a pas ramenés au césarisme, la forme naturelle d’une démocratie ingouvernable.

Le Prince ne pensa pas ainsi. Il ne voulut pas confondre la nation, forte, saine, économe, laborieuse, pleine de sève littéraire et artistique, avec quelques milliers de déclassés en quête de places, quelques centaines d’ambitieux ou de faméliques à la poursuite du pouvoir, de l’importance, de la fortune. Il ne crut pas ce peuple une proie déjà prête pour le despotisme et dont la seule ambition dût être de fournir à l’Europe des cuisiniers, des histrions, des courtisanes. Il comprit que si l’on profitait d’un épuisement momentané pour lui mettre aux mains les menottes,

  1. Tocqueville, Souvenirs, p. 340. Voir aussi Falloux, Mémoires, t. II, p. 55.
  2. Thiers, le Consulat et l’Empire, t. III, p. 410.