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à la démontrer, se sont aperçus de la déviation qu’avait subie leur campagne, lorsqu’ils se sont vus entourés de certains alliés de rencontre, lorsqu’ils ont entendu autour d’eux certains cris de guerre, ils devaient aussitôt s’arrêter, au moins provisoirement. Ce n’était plus, en effet, Dreyfus qui était en cause ; il ne tenait plus qu’une place très secondaire dans le mouvement déchaîné. On a pu se demander pendant quelques jours où ce mouvement s’arrêterait. Des manifestations sillonnaient nos rues, des réunions tumultueuses avaient lieu, des menaces de désordres plus sérieux apparaissaient. De l’autre côté de la Méditerranée, le sang coulait et des boutiques étaient pillées à Alger, sous prétexte d’anti-sémitisme, par des bandes de vulgaires malfaiteurs. La Chambre des députés, à son tour, présentait un spectacle qui n’a peut-être été dépassé dans ces derniers temps qu’au Reichsrath de Vienne. On en venait aux coups, aux rixes grossières, et il fallait suspendre la séance. On attaquait à la tribune comme dans les journaux l’armée, le gouvernement, le capital, l’organisation sociale. Comment, de l’affaire Dreyfus, en était-on venu en si peu de jours à ces conséquences imprévues ? Encore une fois, nous ne demandons à personne de sacrifier son opinion, ou même de renoncer à éclairer ses doutes ; mais le moment est à coup sûr peu propice à la recherche impartiale et sereine de la vérité. Si ceux qui demandent la revision du procès Dreyfus — nous parlons de ceux qui la demandent sans arrière-pensée et avec le seul désir d’y trouver un apaisement pour leur conscience — avaient espéré qu’elle pourrait et qu’elle devrait se faire dans le calme et la tranquillité des esprits, ils doivent reconnaître que ce n’en est pas aujourd’hui le temps. A l’heure où nous sommes, les chances d’erreur, loin d’être diminuées, seraient plus nombreuses et plus inquiétantes que jamais. De tous les côtés, on ne voit que des partis pris irréductibles. Cette affaire a été mal engagée, mal conduite, et finalement elle s’est détournée de son véritable objet pour s’égarer dans des voies diverses et périlleuses. La sagesse la plus élémentaire conseille donc de s’arrêter, de faire halte, de se recueillir, jusqu’à ce que chacun soit revenu à son véritable caractère et se soit retrouvé dans son milieu naturel.

Le gouvernement, mis en cause et pris à partie à son tour, s’est refusé à rendre la justice aux lieu et place des conseils de guerre. Respectueux de la séparation des pouvoirs, il a estimé que sa tâche consistait à faire respecter les décisions des tribunaux et non pas à les rectifier, ou à les interpréter, ou même à les éclairer de lumières artificielles. La culpabilité de Dreyfus, a-t-il dit, est la vérité légale. Sans doute, toute