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soient irréformables ? Eh ! non : personne n’a jamais soutenu pareille thèse. De tout temps, nos lois ont prévu les cas et les formes dans lesquels un jugement pourrait être revisé ; mais ces cas sont limités, ces formes sont étroites, et il est nécessaire qu’il en soit ainsi. Il ne saurait suffire d’un doute, même lorsqu’il se multiplie par le nombre des personnes qui le partagent ; ni d’une campagne de presse, même lorsqu’elle émeut très vivement les esprits ; ni d’un état de l’opinion, même lorsqu’il se manifeste par des pétitions, et fussent-elles couvertes de bien plus encore de signatures que celles qu’on a fait circuler. Un jugement est un fait, qui ne peut être contredit que par un autre fait. Notre ancienne législation en avait énuméré trois que tout le monde connaît : ils étaient d’une précision telle que, lorsqu’ils se produisaient, toute personne intéressée pouvait saisir la justice. Une loi récente, elle date de 1895 , s’est montrée plus libérale encore : elle a permis de procéder à la révision d’un procès en présence d’un « fait nouveau » pur et simple, sans définition plus précise ; mais alors c’est le garde des sceaux seul qui peut prendre l’initiative de l’affaire, et s’il ne le fait pas spontanément, c’est sur lui qu’il convient d’agir pour l’y amener. Telle est la loi : elle offrait plusieurs ressources aux défenseurs de Dreyfus.

Certainement, ils ne l’ignoraient pas ; et, s’ils l’avaient ignorée avant les conversations de M. Scheurer-Kestner avec plusieurs de nos ministres, ils ne pouvaient plus le faire après. Il est impossible de comprendre pourquoi M. Scheurer-Kestner, au lieu de s’adresser à M. le président du conseil ou à M. le ministre de la guerre, qui ne devaient connaître que la chose jugée, n’est pas allé tout droit à M. le garde des sceaux. S’il avait vraiment découvert un « fait nouveau », soit une grave irrégularité de procédure, soit une particularité ignorée au moment du procès et qui en ruinait une des bases essentielles, que ne s’est-il adressé au ministère de la justice, et n’a-t-il essayé de le mettre en mouvement ? Mais il a hésité, tâtonné, laissé courir le temps ; après avoir parlé trop vite, il s’est tu avec la même inopportunité ; et à ce moment M. Mathieu Dreyfus est intervenu pour dénoncer le commandant Esterhazy. Il l’a accusé d’être l’auteur du bordereau au sujet duquel son frère avait été condamné. Cette fois du moins, on s’est trouvé en face d’une articulation formelle. Un des anciens cas de révision d’un procès est celui où deux personnes sont condamnées successivement pour le même fait, sans qu’elles aient pu en être coupables toutes les deux. Il est donc clair que si le commandant Esterhazy avait été condamné comme étant l’auteur du bordereau,