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poètes, de « précieux » et de « burlesques », de bourgeois, d’ivrognes, et de tire-laine, et de la gentilhommerie et de la bohème littéraire du temps de Louis XIII, qu’est-ce autre chose qu’un rêve du bon Gautier, réalisé avec un incroyable bonheur, et dont l’auteur du Capitaine Fracasse a dû éprouver là-haut (où certainement il est) un émerveillement fraternel ? Cyrano n’a-t-il point, avec le style du Matamore de l’Illusion et de Don Japhet d’Arménie, l’allure de Rodrigue et de don Sanche[1] ? Scarron n’eût pas su pousser d’une telle haleine ni avec cette abondance d’images l’éblouissant couplet de Cyrano sur son propre nez ; et la ballade du duel fait songer à du Saint-Amand revu par Théodore de Banville assisté de Jean Richepin.

Au deuxième acte, nous sommes dans l’auberge de maître Ragueneau, qui pourrait être celle du Radis-Couronné et où les cadets de Gascogne semblent autant de Sigognacs. Cyrano paraît ; et, comme il a la plus belle âme du monde avec un visage désastreux (« Noble lame, — Vil fourreau »), on se souvient des antithèses animées, chères à Hugo, et de Quasimodo ou de Triboulet, et aussi de Ruy Blas, « ver de terre amoureux d’une étoile. »

Mais ici commence le drame le plus élégant de psychologie héroïque ; un drame dont Rotrou, et Tristan, et les deux Corneille eussent bien voulu rencontrer l’idée ; qui vaut à coup sûr leurs inventions les plus délicates et les plus « galantes », et qui eût réjoui l’idéalisme de l’hôtel de Rambouillet dans ce qu’il eut de plus noble, de plus fier et de plus tendre. — La précieuse Roxane, secrètement aimée de son cousin Cyrano, lui a donné rendez-vous. Ce qu’elle a à lui dire, hélas ! c’est qu’elle aime un beau garçon, Christian de Neuvillette, qui vient d’entrer dans la compagnie des cadets de Gascogne, et pour qui elle implore la protection de Cyrano, car les cadets sont taquins. En entendant ces aveux et cette prière qui le navre, Cyrano ne bronche non plus qu’un héros de l’Astrée. Plaisanté sur son nez par Christian, il a la force de se contenir, et, les cadets sortis, il ouvre les bras à son heureux rival. Celui-ci est beau, mais il a peu d’esprit : il ne sait pas comment on parle ni comment on écrit à une précieuse. Qu’à cela ne tienne ! Cyrano l’approvisionnera de gentillesses de conversation et écrira pour lui ses lettres d’amour... Et ne dites point que cela vous rappelle une situation de la Métromanie : car, si le poète Damis fournit à Dorante les vers que celui-ci envoie à Lucile sa maîtresse, Damis

  1. Sur le vrai Cyrano, voyez l’étude biographique et littéraire, très approfondie et très agréable, de M. P.-Ant. Brun : Souvenirs de Cyrano de Bergerac, sa vie et ses œuvres d’après des documens inédits (Armand Colin).