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nous l’aga des Beni-Menasser, Kadour, neveu du vieil El Berkani, et le hachem (gouverneur civil) de Cherchell, homme d’une grande influence. Ces deux chefs ont commandé les Arabes alliés et armés qui se sont joints à notre petite colonne.

Dans nos bivouacs, les chefs des tribus nous offraient le couscoussous fait par leurs femmes dans les maisons voisines ; les Kabyles nous vendaient aussi à bas prix leurs denrées. Ils acceptaient volontiers nos alimens, surtout le sucre et le café, qu’ils dégustent en gourmets. Pendant le temps que nous sommes restés au milieu de ces populations, hier encore ennemies, nous avons constamment été traités en amis. Nos soldats, toujours imprudens, se sont aventurés sans armes à de grandes distances de nos bivouacs. Quelques-uns, isolés et égarés, ont rejoint la colonne pendant la nuit, ramenés par les Kabyles qui leur servaient à la fois de guides et de protecteurs.

La race kabyle que je viens de visiter, plutôt en voyageur qu’en ennemi, est belle. Les hommes sont tous d’un tempérament sec et maigre, d’une taille plus élevée que la moyenne, et généralement bien faits. Leur figure est expressive ; leur regard vif et pénétrant ; quoique d’une agilité peu commune, ils sont cependant d’une excessive paresse. Je ne sais si, imitateurs des Spartiates, ils font mourir, à leur naissance, les enfans difformes, ou si les disgraciés de la nature ont honte d’eux et restent cachés, mais je n’ai point rencontré chez eux d’infirmes, comme dans les tribus de l’Atlas et de la plaine, excepté ceux qui le sont devenus par suite de blessures. Les vieux marabouts ont des figures graves et vénérables ; malgré soi, on est porté à les respecter. Les chefs, surtout les jeunes, ont les traits fins et distingués ; leur visage est souvent d’une pâleur aristocratique. J’ai admiré le respect que le Kabyle a pour ses chefs : ce respect vient de ce que ces derniers réunissent en eux les fonctions sacerdotales et militaires. Quand un Kabyle rencontre un marabout, un aga, ou même un simple chef, il s’avance avec empressement et, sans lui adresser la parole, lui baise le pied, la main, l’épaule, ou les joues, suivant le degré de sa puissance. Quand le chef est assis, l’arrivant, après les politesses d’usage, prend place au cercle et, gardant le plus profond silence, il écoute la conversation qui, du reste, est peu animée et qui se fait à voix basse.

Malgré sa pauvreté, le Kabyle n’est point mendiant ; placés à distance respectueuse, ils assistaient par curiosité à nos repas, ils