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prenne parti pour rien ni pour personne, qu’il raconte sans s’émouvoir de grands événemens heureux ou funestes qui ont décidé du sort de son pays, c’est le réduire à n’être qu’un bel indifférent, et l’indifférence est la mort de l’art, du talent, de la poésie, de l’histoire, la mort de tout. La seule impartialité qu’on puisse lui demander est cette équité exacte et scrupuleuse qui ne condamne aucun ennemi sans l’avoir entendu, qui ne prononce aucune sentence définitive sans avoir donné la parole à l’accusé et écouté patiemment ses raisons, examiné avec soin ses pièces justificatives. « Heureux, disait Fénelon, les hommes qui sont sincèrement neutres entre leur pensée et celle d’autrui ! » Une telle vertu ne sera jamais pratiquée que par les esprits angéliques, elle est trop au-dessus de nos sentimens terrestres. Mais dire d’avance : « Je suis Allemand, je suis protestant, ne vous attendez pas que j’approuve jamais un seul acte de la catholique et despotique Autriche ! » — c’est avouer qu’on n’a pas le tempérament et le tour d’esprit d’un véritable historien.

Ce n’est pas seulement par probité que le véritable historien est impartial, c’est aussi par goût, par une sorte d’inclination naturelle et sans avoir d’autre peine à prendre que de se laisser aller à un irrésistible penchant. Si passionné qu’il soit pour la gloire et les intérêts de son pays, il a d’autres passions qui servent de correctif aux entraînemens de son patriotisme, et la plus vive est une intense curiosité. Eh ! vraiment, il atteint quelquefois sans effort à cette vertu angélique que prêchait Fénelon. S’il est capable, par instans du moins, de rester neutre entre sa pensée et celle d’autrui, c’est que la pensée d’autrui l’intéresse prodigieusement et qu’il désire la connaître dans toute sa pureté, sans aucune altération, telle qu’elle est sortie du cerveau qui l’a conçue. La vie du monde est une énigme dont il s’est promis d’avoir le mot, et il aime tant la vérité qu’il n’y a pas pour lui de vérités déplaisantes. Il a l’impartialité du botaniste, qui au moment où il les étudie, est aussi amoureux des plantes qui lui répugnent que de celles qui séduisent son odorat et ses yeux. Il a l’impartialité de l’artiste, qui aime tout ce qui vit et goûte autant de plaisir à peindre un beau coquin, un habile fripon qu’un héros ou une sainte. Le véritable historien a la passion de tout comprendre, et on veut toujours du bien à ce qu’on comprend. Il dit à son patriotisme : « Paix ! Je veux savoir ce que mon ennemi peut dire pour sa défense, et pour l’instant il est mon ami, car je me sens de l’amitié pour quiconque me raconte ses secrets »

Au surplus, n’eût-il jamais lu le Gorgias ni médité la Logique de