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dois tirer de mon cas est celle-ci : Deviens un maître homme, et que ta valeur personnelle compense ce que la nature te refuse I C’est un de ces enseignemens que la douleur seule peut nous donner. » Au courage il joignait un fonds de gaieté naturelle. Cet homme aux cheveux noirs, aux yeux bruns, au nez puissant, à la bouche fortement dessinée, avait hérité de son père une disposition à voir les choses en beau, à bien augurer de l’avenir, un penchant marqué à l’optimisme et cet ardent désir d’être heureux qui est la moitié du bonheur. Les optimistes tirent parti de tout, ils prennent les bénéfices avec les charges. Son infirmité fut quelquefois utile à Treitschke : elle lui servait dans ses disputes à ne pas entendre les objections qu’on lui faisait, et, sa vie durant, cet orateur prompt à la riposte frappa comme un sourd.

Dans sa jeunesse, ce fut avec son père, général saxon, commandant de la forteresse de Kœnigstein, qu’il eut le plus d’occasions d’en découdre. Ils ne s’entendaient sur rien ; ils étaient toujours en contestation, en dispute. Cela n’empêchait pas le fils de respecter son père et le père d’aimer tendrement son fils et de lui donner libéralement sa pâture. Treitschke n’avait avec sa mère que des relations de bienséance, elle était moins près de son cœur. Descendant d’une famille fière de compter parmi ses ancêtres François de Sickingen, Maria d’Oppen avait perdu de bonne heure ses parens, et, condamnée à manger le pain de l’étranger, elle avait eu une enfance et une jeunesse tristes, dont son caractère se ressentait. Elle n’avait de goût vif que pour les sciences naturelles, pour les collections de coquilles, les jardins et les herbiers. S’élevait-il une discussion sur ces matières, on lui soumettait le cas, on recourait à son arbitrage et ses décisions étaient sans appel. Mais ses plantes et ses coquilles ne la rendaient pas plus aimable. Cette femme de petite santé et d’imagination morose avait l’humeur sèche, épineuse et chagrine. Son mari était né doux, égal, accessible, et je ne crois pas que jamais général saxon ait eu le caractère plus facile, le cœur plus miséricordieux et plus tendre. Dans la famille des marsupiaux et particulièrement dans la section des sarigues, c’est la mère qui veille avec une continuelle sollicitude sur sa progéniture, c’est la mère qui porte la poche profonde et tutélaire où se réfugient les petits à la moindre alerte. Il n’en va pas toujours de même dans les familles humaines. Chez les Treitschke, c’était le père qui portait la poche, c’était lui qui avait un cœur de mère, la patience inépuisable que rien ne rebute, la tendresse qui pardonne tout, peccadilles et gros péchés.