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France, l’hyperbole fleurit. Honorant la mémoire de deux guerriers tués en trahison dans la retraite des Dix Mille, Xénophon s’est contenté de dire : « Ils moururent irréprochables dans la guerre et dans l’amitié. » Il n’a pas suffi à M. Schiemann de rendre à Treitschke le témoignage que ce professeur éminent fut irréprochable dans sa vie, qu’il s’est toujours conduit en galant homme, que l’intégrité de ses mœurs et sa droiture de cœur égalaient la rectitude de son esprit, qu’il était au-dessus des petits calculs, qu’il n’a jamais sacrifié ses convictions à ses intérêts. M. Schiemann nous donne Treitschke « pour un héros et un prophète, dont la nation allemande, jusque dans les temps les plus reculés, gardera le souvenir, uni à celui des grands jours qui lui ont rendu sa place dans le conseil des peuples. » C’est peut-être aller bien loin, et ce n’est pas Henri de Treitschke qui a créé le nouvel empire allemand.

Laissons là les exagérations et les grands mots. Il n’est pas besoin d’être un héros pour prouver dans l’occasion qu’on a du caractère et l’âme forte. Dès son enfance, et durant tout le cours de sa vie, Treitschke a souffert d’une pénible infirmité, qui mit souvent sa patience à l’épreuve et ne put avoir raison de son courage et de sa belle humeur. A l’âge de huit ans, en 1842, il avait eu la rougeole ; quand il releva de maladie, il découvrit qu’il avait l’ouïe dure, qu’il était devenu presque sourd. Le mal s’aggrava d’année en année. Il était sujet à des inflammations d’oreilles très douloureuses, et les régimes sévères, les traitemens rigoureux qu’il essaya l’un après l’autre dans le vain espoir de guérir lui causèrent bien des tourmens.

Sa surdité l’avait beaucoup gêné dans ses études. En arrivant à l’Université de Bonn, il eut le chagrin de constater qu’il n’entendait que très confusément la plupart de ses professeurs, et qu’il y en avait plus d’un qu’il n’entendait pas du tout ; il en était réduit à copier les notes de ses condisciples. Il avait l’humeur sociable, et les entretiens auxquels il assistait sans pouvoir y prendre part le mettaient au supplice. Il s’affligeait surtout « d’avoir beaucoup de peine à comprendre ce que disait la moitié imberbe du genre humain, die unbärtige Hälfte der Menschheit. » Au mois de juin 1853, ayant passé un après-midi dans un lieu de réunion où l’on paraissait s’amuser beaucoup, il écrivait : « Tout m’a échappé, et j’aurais pu croire que je n’existais pas. Je ne saisissais pas une syllabe, je n’ai pu placer un mot. J’étais au désespoir, et pourtant je devrais être habitué à mon malheur. » Mais il ne s’abandonnait pas, il s’appliquait vaillamment à se consoler : « Après tout, disait-il, tout est pour le mieux. La conclusion pratique que je