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habitans ne changent jamais leur manière de combattre. J’ai vu des officiers supérieurs, ayant dix ans d’Afrique, agir en novices et faire tuer ou blesser des hommes là où, avec la moindre prudence, on pouvait éviter le combat et faire ensuite une retraite sans danger.

Quelquefois ce sont les célébrités de l’armée qui, bénévolement, cherchent à faire blesser des hommes pour avoir l’occasion de faire de pompeux bulletins avec quelques misérables tirailleries d’arrière-garde. L’exagération, je dirai plus, le mensonge, sont à l’ordre du jour : chacun cherche à se faire passer pour un grand vainqueur, et on dirait que le but de la guerre n’est pas de forcer les Arabes à demander la paix, mais bien de faire gagner, à quelques protégés, des croix et de nouveaux grades. Dans les bivouacs, chaque corps se garde comme il veut : les uns avec les grand’gardes, d’autres avec des petits postes, d’autres enfin avec quelques factionnaires placés devant les faisceaux ; aussi, bien souvent, les rôdeurs arabes enlèvent les armes et les chevaux à la barbe des sentinelles, qui peuvent dormir en paix, car elles ont rarement à redouter les rondes de nuit.

Je suis bien éloigné, malgré ce lugubre tableau, de regretter la position que j’avais en France, où la vie uniforme du régiment et le far niente des garnisons m’avaient dégoûté de l’existence militaire. Je pourrai toujours apprendre quelque chose en Afrique ; la vie qu’on y mène convient du reste à mon organisation. Grâce à vous, mon général, et à un séjour de trois ans dans votre division active, je me vois maintenant assez avancé pour braver un long séjour en Afrique et pour ne pas craindre qu’il me fasse oublier les bons principes puisés à votre école.

J’ai eu le bonheur de tomber avec un excellent chef, le commandant de Ladmirault, jeune officier, brave, instruit et connaissant, par habitude comme par étude, la manière de faire la guerre d’Afrique. Grâce à ce chef, j’ai pu, pendant les quatre mois que j’ai expéditionné avec lui, apprendre autant que si j’eusse fait partie de l’armée d’Afrique depuis dix ans.

Je me félicite tous les jours d’avoir permuté pour le 2e bataillon d’Afrique. J’avouerai que j’ai souvent de la peine à bien conduire les misérables soldats qui composent ma compagnie, soldats qui, comme vous le savez, sont pris dans les prisons et dans l’écume de l’armée. En compensation, mon avenir est assuré, et j’ai plus d’indépendance que dans tout autre corps.