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est un nomade, et s’embauche, la plupart du temps, loin de son pays. Il ricoche indifféremment, avec ses meubles et sa famille, du Nord au Midi, de l’Est à l’Ouest, de France à l’étranger, et va de l’Allier dans le Tarn ou du Tarn dans la Somme, comme un ouvrier serrurier de la rue du Bac passe chez un patron de la rue Bonaparte ou de la rue de Seine. Les chefs de la grève, à Carmaux, venaient presque tous de Montluçon ; et beaucoup des verriers d’Albi, en ce moment même, émigrent tous les jours vers d’autres départemens, sans que ces émigrations changent rien, en réalité, à leurs habitudes professionnelles. Les verriers sont donc des errans, des « sans-pays » ; et il en résulte, entre eux tous, d’un pays à l’autre, une franc-maçonnerie très serrée, comme aussi une grande facilité de mise en quarantaine et de persécution. Ils se connaissent tous, ne se perdent jamais de vue, savent toujours où se trouver, pour se soutenir ou pour se nuire, et vous voyez fréquemment, comme conséquence de cette constitution en tribu, des familles entières de verriers. Le père est souffleur, l’aîné grand garçon, le cadet gamin, et tous, quelquefois, travaillent ensemble. Un grand garçon, en moyenne, gagne les deux tiers de ce que gagne un souffleur, un gamin la moitié, et tous travaillent huit heures, en deux reprises de quatre heures chacune, séparées par un repos d’une demi-heure, pendant lequel ils mangent, et qu’ils appellent la braise. Les équipes changent toutes les huit heures, et les fours marchent jour et nuit.

Le métier de verrier, en somme, est terriblement meurtrier, et ces bouteilles que nous voyons sur nos tables, où vieillit notre vin, d’où nous le versons dans nos verres, représentent des milliers d’existences d’hommes et d’enfans, dévorées et consumées dans de véritables enfers. Il serait dès lors trop cruel que le verrier n’eût pas au moins une compensation relative dans un salaire un peu fort ; et un certain bien-être, une sorte d’aisance ou de semblant d’aisance, font en effet partie de sa physionomie. Il peut gagner de grosses journées, et sa femme, ordinairement, n’a pas besoin de travailler, et ne travaille pas. On dit de la « verrière » qu’elle « ne fait rien ». Elle tient sa maison, soigne son mari, ses enfans, mais n’exerce elle-même aucun métier, et ne rapporte rien au ménage. J’ai entrevu, à Carmaux, des intérieurs de verriers, et quelques-uns ne respirent pas seulement la propreté, mais l’honorabilité. La petite salle est très modeste,