Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/643

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il n’avait avec lui qu’une seule brigade de cuirassiers, ses trois autres brigades étant restées en arrière d’après les ordres mêmes du maréchal.

— Qu’importe ! s’écria Ney. (Chargez avec ce que vous avez. Passez-leur sur le ventre. Je vous fais suivre par toute la cavalerie ici présente… Partez !… Mais partez donc !

Kellermann n’avait plus qu’à obéir. Il rejoignit la brigade Guiton (8e et 11e cuirassiers), la forma en colonne par escadron, chaque escadron à distance double de son front, et l’amena au grand trot jusqu’au sommet du rideau qui s’élève entre Gémioncourt et les Quatre-Bras. Là, il commanda : Au galop ! « Je me hâtai, dit-il dans son rapport à Ney, afin de ne pas donner à mes hommes le temps de se reconnaître et d’envisager toute l’étendue du danger. »

Les trompettes sonnent la charge. Sous les boulets et la mitraille, les côtes-de-fer dévalent, le premier rang, la pointe de l’épée tendue en avant pour pointer, le second rang, l’épée croisée au-dessus de la tête pour sabrer. A chaque foulée, l’allure s’accélère. La terre tremble au galop des chevaux. Kellermann, l’épée au clair, charge à vingt pas en avant de l’escadron de tête.

Dans le vallon, les quatre bataillons de la brigade fraîche de Colin Halkett sont rangés en bataille ou formés en carrés. Immobiles, résolus, effrayans de calme, les Anglais attendent, réservant leur feu. Le 69e régiment, posté en première ligne, entre le bois de Bossu et la route, tire à trente pas seulement. Les cuirassiers passent à travers les balles et la fumée, comme l’éclair dans la nuée. Ils abordent le 69e, l’enfoncent et l’écrasent et prennent son drapeau. Ils chargent ensuite le carré du 30e, culbutent le 33e. Puis, sans laisser souffler leurs chevaux, ils gravissent la contre-pente, sabrent en passant les canonniers d’une batterie, rompent un carré de Brunswick et pénètrent jusqu’aux Quatre-Bras.

La première et la seconde ligne de l’ennemi sont percées, une brèche sanglante est ouverte dans son centre. Malheureusement les cuirassiers ne sont pas soutenus. Brusqué par Ney qui a semblé douter de sa résolution, Kellermann a fourni sa charge trop tôt ; l’esprit toujours troublé par sa colère contre d’Erlon, le maréchal a mal coordonné cette suprême attaque, tardé à envoyer des ordres, oublié la cavalerie de la garde en réserve près de Frasnes. Les colonnes d’infanterie, les lanciers et les chasseurs de Piré commencent seulement à s’ébranler, tandis que les deux