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n’avoir pas cet égard pour ma faiblesse[1]. » Ces lignes fermes et décisives restèrent cette fois sans réplique. Ce que coûta ce sacrifice, les tortures qu’éprouva cette âme, « la plus aimante qui fut jamais », à diriger elle-même le coup qui détruisait deux existences, je n’entreprendrai point de le décrire. Certes, dans ce qui me reste à raconter de sa vie douloureuse, il y aura bien des sujets de larmes et d’angoisses, l’exil, la misère, la mort des êtres chers ; rien cependant, je crois, d’aussi véritablement tragique que le drame silencieux qui se passa, par un beau mois de printemps, sous le toit élégant et paisible du petit hôtel de la rue Monsieur, dans ce chaste cœur de jeune fille, désespérée et souriante, parmi les fêtes, les bals et le joyeux tumulte du monde.

La rupture, comme l’avait exigé la princesse, fut « entière. » La Gervaisais se montra digne de la confiance qu’on avait mise en lui. Il se tut, quitta l’armée, voyagea, se maria par la suite, vécut vieux, et ne se consola jamais[2]. Jamais non plus il ne revit son amie ; mais, après trois ans de silence, il reçut un jour de Turin un rouleau manuscrit, emporté par mégarde dans la hâte de l’émigration, et retrouvé dans un tiroir par celle qui l’avait eu jadis en garde. C’était la petite pièce de Bourbon-l’Archambault, où Friendman et Nina avaient peint leur mutuelle tendresse. Au rouleau était joint un billet non signé, de la fine écriture qu’il connaissait si bien : « On renvoie le manuscrit, après avoir brûlé la petite feuille qui y était jointe, et on supplie l’auteur de n’en faire aucun usage. On le remercie de son silence, et on lui demande instamment de ne s’en point écarter. — 18 août 1790. »


PIERRE DE SEGUR.

  1. 25 mai 1787.
  2. Le marquis de la Gervaisais, d’abord épris des débuts de la Révolution, émigra en 1791, et séjourna deux ans en Angleterre. Il rentra ensuite en France, vécut longtemps obscur en Bretagne, puis plus tard à Paris et à Versailles, occupant ses loisirs à écrire les innombrables opuscules dont j’ai parlé plus haut. Il avait épousé une de ses cousines, dont il n’eut que des filles. L’aînée s’appela Louise, ainsi que l’aînée de ses petites-filles. En 1836, cinquante ans après l’épisode qu’on vient de lire, il voulut revoir le pays où ces choses s’étaient passées. Il demeura une semaine à Bourbon-l’Archambault. refit, seul et vieux, les promenades qui lui rappelaient le plus beau temps de sa jeunesse. Il revint fort ébranlé de ce romanesque pèlerinage, languit depuis cette époque ; et mourut deux ans après, le 29 décembre 1838.