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et la nature du mal : « Il m’a dit que sûrement j’avais des peines ; je lui dis que c’était vrai, mais que je voulais qu’il n’en parlât pas. Il ne m’a point ordonné de remède. »

Un incident fortuit précipita le dénouement. Une femme de ses amies, mariée et d’une réputation sans tache, vint sur ces entrefaites la voir et se confier à elle : l’histoire qui lui fut ainsi racontée ressemblait en certains points à la sienne. Cette femme, depuis trois ans, est éprise avec violence d’un homme, son cousin assez proche, qu’elle voit familièrement grâce à cette parenté. Longtemps cet amour partagé est demeuré irréprochable ; eux aussi, fermant les yeux à l’évidence, se sont dit : c’est de l’amitié ; et se sont figuré n’avoir rien à désirer de plus. Cependant, depuis quelques mois, « les combats qu’ils ont à soutenir leur prouvent combien ils se sont aveuglés l’un et l’autre. » Ils luttent encore avec courage ; tous deux veulent résister au torrent qui les emporte ; mais en auront-ils toujours la force ? « Quand cette femme m’a conté ces choses, et qu’elle a ajouté : « Vous êtes bien heureuse, vous ; vous ne connaissez pas tout cela ! » oh ! comme mon cœur s’est gonflé ! J’ai été un moment sans pouvoir parler... Ensuite, elle m’a demandé des conseils. Des conseils à moi, me suis-je dit ! A moi qui suis dans la position où elle a été plus de deux ans et qui m’expose à la voir changer comme la sienne ! » Cependant il faut bien répondre ; la triste Nina rassemble toute son énergie, s’efforce de s’oublier elle-même, de ne plus voir que son amie, de n’écouter que les conseils de la conscience et de la raison : « Profitez d’un moment de force, lui ai-je dit, et craignez tous ceux où la faiblesse pourrait avoir le dessus. On peut faire des sacrifices à celui qu’on aime, mais jamais celui de son devoir. » Elle rappelle qu’en amour la sagesse consiste à fuir, non à braver le danger ; elle l’exhorte à briser sans merci une liaison, dont le terme presque inévitable sera la honte et le déshonneur.

Restée seule, elle repasse dans son esprit cette scène et ce langage. Les défaillances de volonté dont elle a entendu l’aveu, qui donc l’en garantit elle-même ? Les sentimens si chastes dont elle s’est jusqu’alors fait gloire, qui l’assure qu’un jour ou l’autre ils ne seront pas profanés ? « Jusqu’à ce jour ils ont été purs, mais si jamais... Oh ! non, je ne puis en supporter l’idée ! » Au besoin,

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  1. Mai 1787.