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ou reversis, à des courses plus ou moins lointaines, à pied, à cheval, en voiture ; le tout entremêlé, selon le rite invariable, de nombreux verres d’eau chaude, « pour s’humecter autant au dedans qu’au dehors. » Le soir arrive lentement, et c’est encore le jeu, ou le spectacle, sans compter la musique deux ou trois fois la semaine ; enfin le coucher vers dix heures, « et tous les jours la même chose » ! s’écrie le prince avec mélancolie, car « si l’on assure à Paris que la vie des eaux est charmante, » le vrai est qu’elle est « plate, monotone, ennuyeuse à périr. » Tel est au moins l’avis de Condé ; mais tout le monde autour de lui ne pense pas de même. Dans cette sorte de grande famille que composent les baigneurs, rapprochés par le désœuvrement et la communauté d’infortune, des groupemens se forment vite, que l’attrait assemble, que l’usage autorise. En cette saison de 1786 à Bourbon-l’Archambault, on remarqua bientôt un couple qui s’isolait volontiers de la foule et ne se quittait guère. Les promenades, la lecture, les échecs, tout était prétexte à causeries, et si l’heure du souper rompait le tête-à-tête, la soirée ne tardait pas à ramener l’intarissable entretien. Nous connaissons suffisamment l’un des deux personnages ; l’autre, de sept ans plus jeune que sa compagne, était le marquis de la Gervaisais.

Ce n’est pas une banale figure que celle de ce petit gentilhomme de vieille souche bretonne[1], jeté bien contre son gré dans le métier des armes. Sans parler de l’amoureuse et touchante aventure qui illumine son nom d’un reflet de poésie, il méritait mieux peut-être que l’oubli dédaigneux de la postérité. Dans les innombrables volumes qui composent son œuvre littéraire, sous la couche de poussière des livres jamais lus, à travers les broussailles d’un style parfois obscur et toujours incorrect, étincellent çà et là des traits d’une étrange beauté, des vues neuves et profondes, des images grandioses et des inspirations prophétiques, presque des éclairs de génie[2]. À ce penseur, à ce philosophe, à ce fécond et hardi novateur, il manqua l’esprit d’ordre qui règle les idées, le goût qui les choisit, la forme qui les rehausse et, — plus peut-être que tout cela, — la chance qui fait qu’une œuvre arrive au bon moment : faute de quoi les deux cents brochures où il dépensa la sève bouillonnante de son âme

  1. Louis-Marc Magon, marquis de la Gervaisais, né à Saint-Servan le 17 juin 1767. Sa mère était de la famille de la Bourdonnaye-Montluc.
  2. Voir le curieux ouvrage de M. Damas-Hinard : Un Prophète inconnu.